Le complotisme est un romantisme
Dans le discours contemporain, le terme « complotisme » évoque souvent l’irrationnel, la défiance envers les institutions, ou la recherche effrénée de vérités cachées. Mais au-delà de ses manifestations modernes, le complotisme plonge ses racines dans une tradition culturelle profonde : celle du romantisme littéraire. Ce mouvement artistique et intellectuel, né à la fin du XVIIIe siècle en réaction aux Lumières, a façonné une vision du monde où le mystère, le soupçon, l’individu visionnaire et la quête de sens caché occupent une place centrale. Le complotisme, tel qu’on le connaît aujourd’hui, hérite de cette sensibilité romantique, tant dans ses structures narratives que dans son imaginaire.
Le romantisme se définit d’abord par une méfiance envers la raison instrumentale et le rationalisme des Lumières. Pour les romantiques, le monde ne se laisse pas réduire à des équations ou à des lois scientifiques : il est traversé de forces obscures, de passions secrètes, d’ordres invisibles. L’écrivain romantique pressent que la réalité cache une vérité plus profonde, inaccessible à l’œil nu. Ce désir d’arracher le voile du monde alimente une forme de paranoïa poétique : tout fait signe, tout est indice, tout renvoie à un arrière-monde.
C’est cette disposition au soupçon qui fait le lit du complotisme. Comme le romantique, le complotiste ne se satisfait pas des apparences. Il est persuadé que les événements visibles (guerres, crises, changements politiques) sont les symptômes d’un plan occulte. Dans les deux cas, on retrouve la même obsession d’un « sens caché » à révéler — que ce soit dans l’histoire humaine ou dans le cœur des hommes.
Le romantisme crée des figures archétypales qui préfigurent le complotiste contemporain : le visionnaire incompris, le poète maudit, le prophète marginalisé par une société aveugle. Dans les œuvres de Byron, de Nerval ou de Hölderlin, le sujet romantique est un élu, porteur d’une vérité que le monde refuse d’entendre. Cette posture s’apparente à celle du complotiste, qui se voit comme le dernier lucide dans une société endormie. Le savoir du complotiste est ésotérique : il n’est pas donné à tous, mais seulement à ceux qui ont « ouvert les yeux ».
On pourrait également citer les personnages de romans gothiques (le Faust de Goethe, le Frankenstein de Mary Shelley, le Manfred de Byron), tous hantés par la connaissance interdite, la transgression et la révélation. Comme eux, le complotiste moderne s’engage dans une quête dangereuse de vérité, souvent au mépris de la raison dominante.
Le récit complotiste reprend la structure du roman romantique ou du roman d’aventure : un héros marginal part à la recherche d’une vérité interdite, affronte une puissance invisible et finit souvent isolé, rejeté ou détruit par cette révélation. Le monde devient un théâtre d’ombres, peuplé de forces cachées (l’État profond, les sociétés secrètes, les élites corrompues), qui rappellent les sociétés secrètes et les ordres initiatiques chers aux romantiques.
De plus, le complotisme valorise l’intuition contre les faits, l’interprétation contre la démonstration. Ce n’est pas la preuve qui convainc, mais la cohérence symbolique d’un récit : tel événement étrange, tel détail oublié, telle coïncidence deviennent les éléments d’une trame invisible — une esthétique typiquement romantique, où chaque élément du réel est chargé d’un sens caché.
Enfin, le romantisme est profondément mythopoïétique : il invente des récits pour donner sens au monde, il ressuscite les figures du sacré, du tragique, du destin. Le complotisme moderne remplit une fonction similaire. Il crée des mythes explicatifs dans un monde désenchanté. Face à la complexité des sociétés contemporaines, il propose des récits simples, cohérents, où chaque événement a une cause volontaire. Le hasard est banni, tout est intention. Le monde n’est plus chaotique, il est manipulé.
Cette volonté de réenchanter le réel par l’imaginaire, cette quête d’un ordre secret, cette transfiguration symbolique de l’histoire — voilà ce que le complotisme hérite du romantisme.
Si le romantisme a donné à la littérature européenne certaines de ses œuvres les plus puissantes, il a aussi introduit une manière de penser marquée par le doute, la suspicion et l’exaltation du sujet face au monde opaque. Le complotisme ne relève pas seulement de la pathologie ou de l’ignorance : il est aussi, paradoxalement, un avatar moderne de cette sensibilité romantique. Il prolonge la vision d’un monde plein de signes, habité par le mystère et animé par des forces cachées. C’est peut-être ce qui explique son pouvoir de séduction : comme le romantisme, il répond à un besoin d’épique, de sacré et de vérité interdite — même si, hélas, au prix d’une défiance généralisée envers la raison et la réalité.