Léthé contre Mnémosyne



En ces temps de confusion morale et identitaire, l’Europe vacille entre deux figures mythologiques : Léthé, le fleuve de l’oubli, et Mnémosyne, la déesse de la mémoire. Mais ce combat symbolique est désormais faussé. La mémoire, naguère noble exercice de fidélité au passé, a été confisquée par un nouveau clergé : celui de la repentance. Elle n’est plus la mémoire éclairante, mais la mémoire accablante. Et Léthé, loin d’être le danger, pourrait redevenir l’alliée d’un nécessaire apaisement.

Car la mémoire officielle, codifiée, sacralisée par des lois mémorielles, n’est plus au service de la vérité. Elle est au service d’une morale d’État, d’un impératif de culpabilité. L’Europe s’est construite sur les ruines de ses guerres, mais elle s’est reconstruite dans une posture constante d’autoflagellation historique. De la colonisation à la Seconde Guerre mondiale, des croisades aux pogroms, chaque pan de l’histoire devient une faute à expier, un crime à confesser, une dette à payer.

Or une civilisation ne peut survivre dans l’obsession de sa propre indignité. Elle ne peut pas enseigner à ses enfants qu’ils descendent de monstres. Elle ne peut pas exiger d’aimer une culture, tout en la réduisant à ses heures les plus sombres. C’est là une contradiction fatale.

Depuis les années 1990, plusieurs lois en Europe — en France notamment — ont érigé des lectures particulières du passé en vérités officielles. La loi Gayssot (1990), la loi Taubira (2001), ou encore la loi sur le génocide arménien (2001) sont autant d’exemples où le législateur s’arroge le droit de dire l’histoire, de sanctuariser certains récits, d’interdire certains questionnements — même rigoureux, même universitaires. L’intention peut sembler louable : protéger la mémoire des victimes. Mais le résultat est pervers : la recherche historique devient une activité surveillée, contrainte, parfois criminalisée.

C’est pourtant le rôle des historiens — non des juges — de débattre, de contester, de vérifier, d’interpréter. La science historique est par essence révisable : elle s’affine, se corrige, évolue. Ce n’est pas l’oubli qu’il faut craindre, c’est l’orthodoxie imposée.

La repentance perpétuelle ne produit pas la paix : elle nourrit la rancune, la culpabilisation collective, et l’hostilité identitaire. Les enfants d’aujourd’hui n’ont pas colonisé l’Afrique, ni signé les décrets de Vichy. Leur demander de vivre dans le remords héréditaire, c’est leur voler leur avenir. À force de vouloir faire mémoire de tout, on finit par transformer l’histoire en procès permanent — et l’Europe en banc des accusés.

Par ailleurs, cette posture morale univoque est à sens unique. Elle ne s’applique ni aux crimes ottomans, ni aux conquêtes arabes, ni aux totalitarismes asiatiques. Elle ne produit ni équilibre ni dialogue, mais un désarmement symbolique de l’Europe face au reste du monde.

Il ne s’agit pas d’oublier. Il s’agit de sortir de la religion du souvenir. De cesser de transformer la mémoire en dogme. Il faut une histoire libre, plurielle, critique, non militante. Une histoire débarrassée de ses chaînes morales, ouverte au doute, au débat, à l’interprétation.

La véritable mémoire, celle de Mnémosyne, n’est pas celle qui accuse : c’est celle qui comprend. La véritable lucidité historique ne consiste pas à s’agenouiller devant les fantômes, mais à les interroger, à leur redonner leur complexité humaine.

Et parfois, oui, l’oubli est une vertu. Pas l’oubli destructeur, nihiliste, mais l’oubli apaisant, celui de Léthé, qui permet à une civilisation de renaître, de se réconcilier avec elle-même, de regarder l’avenir sans la honte vissée au front.

L’Europe survivra non en multipliant les musées de la repentance, mais en renouant avec l’intelligence du passé — et la fierté de ce qu’elle a su bâtir, malgré ses fautes. Car l’histoire ne se juge pas. Elle se comprend. Et il est temps de rappeler que la mémoire n’est pas un tribunal. C’est une école.





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