L'Exil, roman (67)
Il y a des livres qu’on ouvre.
Et d’autres qui vous ouvrent.
Dorian tenait le manuscrit avec des gants de coton blanc.
À travers la vitre du laboratoire, Bucarest s’effondrait sous la pluie. Un ciel de goudron. Des immeubles pelés. Des paraboles comme des coquilles mortes sur les balcons. Il faisait froid. Une sorte de froid qui ne venait pas du dehors, mais du papier.
Le manuscrit était là, devant lui.
Un rouleau de peau d’agneau — rongé, grumeleux, saturé de moisissures anciennes. Pourtant… les lettres.
Les lettres vibraient.
Pas tout à fait du latin.
Pas tout à fait du grec.
Une langue instable. Comme si l’alphabet lui-même hésitait.
Il l’avait trouvé dans les sous-sols de l’Institut de Langues Anciennes, dans une caisse non répertoriée, sous une pile de faux manuscrits médiévaux. Un archiviste avait dit, distraitement :
— Ah, ce truc ? Un apocryphe. Une blague de doctorant.
— Et vous l’avez lu ?
— Non. Il pue le soufre.
Dorian avait ri. Puis il avait ouvert.
Et tout avait changé.
Il avait commencé à traduire.
Au début, c’était fragmentaire.
Des morceaux. Des visions.
Une voix — Ovide, croyait-il. Mais autre.
Un Ovide devenu vent. Ou fièvre.
“Je suis lu.
Je suis su.
Je suis celui qu’on a rayé du monde.”
Et Dorian s’était mis à rêver.
Des rêves froids, percutants.
Des formes blanches.
Un théâtre vide.
Un homme à demi nu, qui écrivait sur sa propre peau avec une aiguille d’os.
Chaque nuit, il transcrivait.
Chaque jour, il doutait.
Il avait essayé de faire lire le texte à ses collègues. Personne ne voyait les mêmes lettres.
Certains lisaient des prières.
D’autres, une série de dates.
Un professeur, en tremblant, avait dit :
— Ce n’est pas un manuscrit. C’est une présence.
Alors Dorian avait décidé de se taire.
Et de lire seul.
Le cinquième fragment parlait d’un livre qui dévore ses lecteurs.
Le sixième : d’un dieu oublié, sans visage.
Le septième, enfin, prononçait son nom.
Le sien.
Dorian.
Toi qui lis.
Tu n’as plus d’excuse.
Tu as vu ce qu’Ovide a vu.
Tu dois maintenant oublier.
Dorian s’arrêta. La pièce était vide.
Mais il sentit un souffle dans sa nuque.
Il se retourna.
Rien.
Seulement le manuscrit.
Et sur le dernier feuillet, que la veille encore il avait cru vierge, une phrase nouvelle était apparue.
Celui qui lit devient l’exilé.
Il ferma le livre.
Mais trop tard.
Le silence avait changé de densité.
Les murs aussi.
Et en lui, une voix ancienne commença à parler.