L'Exil, roman (85)
La terre apparut comme un mur d’ombre. Tomis n’était pas une cité mais une cicatrice posée au bord du monde. Des maisons basses, de pierre brute, battues par le vent ; des hommes aux visages taillés dans la rudesse, parlant une langue rugueuse où les syllabes s’entrechoquaient comme des armes. Ici, rien ne portait la grâce de Rome. Ici, même la mer semblait ennemie.
L’hiver s’abattit comme une malédiction. La neige ne tombait pas en flocons mais en cendres froides, recouvrant tout d’un linceul pâle. Le vent, en hurlant, arrachait les derniers souvenirs du poète : les voix aimées, les fêtes parfumées, les colonnes éclatantes. Il se surprenait parfois à tendre la main, comme pour saisir un parfum disparu. Mais l’air n’avait plus d’odeur, seulement la morsure du sel et de la glace.
Ses mots se brisaient. Chaque poème commencé se réduisait en fragments glacés, dispersés par la bise. Le latin, langue d’or et de marbre, se rétractait dans sa bouche, incapable de dialoguer avec les barbares qui l’entouraient. Il était un étranger, un spectre parmi les vivants.
La nuit surtout devenait un gouffre. Couché dans l’ombre d’une chambre misérable, Ovide fermait les yeux, et Rome revenait en visions tremblées : une coupe de vin renversée, une chevelure brillante, la blancheur d’un marbre au soleil. Mais ces images s’effaçaient aussitôt, comme des peintures qu’un doigt cruel aurait frottées jusqu’à la boue.
Alors il comprit : son exil n’était pas seulement une peine, mais un passage. Tomis était un purgatoire de chair et d’âme, un désert où il lui fallait mourir à lui-même. Le poète des amours et des fêtes n’existait plus. Ne demeurait qu’une silhouette transie, errant dans la neige, cherchant une langue nouvelle dans le silence glacé.
La cendre l’avait recouvert.