Israël, ou l'impossible Ithaque



L’image d’Ulysse rentrant à Ithaque a souvent servi de paradigme du retour, de la fidélité, de la mémoire obstinée. Or, penser le sionisme sous cet angle oblige à déplacer la figure homérique : non pas le héros qui retrouve intacte sa patrie, mais un exilé qui, au terme d’un long voyage, découvre qu’Ithaque n’est plus la même. Le sol rêvé, nourri par l’espérance et les chants, se révèle occupé, altéré, transformé par d’autres. La fidélité au lieu se heurte à l’infidélité du temps.


Dans l’Odyssée, Ulysse est reconnu : sa demeure, son lit nuptial, ses serviteurs confirment la continuité. Mais le XXe siècle, avec son historicité tragique, ses guerres, ses déplacements, impose une autre logique. Pour le peuple juif, l’Ithaque-Jérusalem n’est pas immuable ; elle n’est pas un sanctuaire hors du temps mais un espace travaillé par les siècles, par l’histoire des autres nations. Revenir n’est pas restaurer mais affronter la transformation.


La modernité a brisé le cercle du mythe. Là où Homère décrivait un monde où le héros peut, après mille péripéties, reprendre place dans l’ordre ancien, l’histoire moderne impose une irréversibilité. Le Temps n’est pas cyclique mais linéaire : on ne revient pas en arrière. Ithaque, comme Jérusalem, n’existe plus telle qu’elle fut ; elle est devenue autre. Ainsi, le sionisme ne peut être un simple retour — il devient une recréation, une refondation.


C’est ici que le sionisme se révèle profondément européen. Car cette conscience tragique du Temps, cette historicité irréversible, est le legs de l’Europe moderne. Le peuple juif, en rêvant son retour, ne pense plus comme Homère mais comme Hegel : le devenir est la loi, et toute patrie est médiatisée par l’histoire. Le sionisme est un projet odysséen réinventé par l’esprit européen : Ulysse n’est plus le héros du même, il est celui qui doit composer avec l’altérité, fonder dans l’hétérogène un nouvel espace de sens.


Théologiquement, cela signifie que la Terre promise ne saurait être le simple rétablissement d’un ordre ancien. Elle est le signe d’une Alliance renouvelée, traversée par l’épreuve du temps et de la dispersion. Le « retour » n’est pas régression mais avancée vers une forme inédite, où la mémoire des Psaumes rencontre l’irréversibilité de l’Histoire. Ithaque est sanctuaire et blessure à la fois, sacralité fissurée par la temporalité.


Le sionisme, ainsi, apparaît comme l’odyssée moderne : non pas retrouver l’identique, mais affronter l’altérité du temps et du lieu. Revenir à Ithaque, c’est découvrir qu’elle n’est plus ce qu’elle était. Mais c’est aussi, dans ce constat, inventer une autre fidélité : non plus au passé immobile, mais à la possibilité d’un avenir commun, tissé dans la tension entre mémoire et histoire.





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