L'Exil, roman (100)



Le printemps s’annonçait à peine, mais sur les murailles branlantes de Tomis, le vent soufflait encore comme une plainte. Les habitants, qui s’étaient à grand-peine remis du dernier raid, vivaient dans la certitude d’un prochain désastre. Et voilà que, parmi les murmures de la ville, un nom commençait à circuler, toujours le même : celui d’Ovide.

On le disait « Romain », et cela suffisait. Pour certains, il était un hôte précieux, presque un gage de protection divine : Rome, même à des milliers de stades, ne pouvait ignorer l’un de ses fils. Pour d’autres, il était suspect : comment un homme chassé par César pouvait-il ne pas être l’instrument secret de quelque conspiration ? Ainsi, Ovide, qui n’aspirait qu’à écrire, se retrouvait pris dans une toile d’intrigues villageoises et de haines ancestrales.

Une nuit, alors qu’il rédigeait à la lueur vacillante une élégie sombre — vers qui n’avaient plus ni grâce ni sourire, mais seulement plainte et malédiction — on frappa violemment à sa porte. Trois hommes, armés de piques, l’entraînèrent jusqu’à la maison du vétéran. Celui-ci, assis dans l’ombre, lui dit sans détour :
— Les Gètes ont encerclé la ville. Ils exigent un émissaire. Toi, Ovide, tu parleras en leur nom. Tu es Romain, tu connais les mots qui pèsent.

Ovide tenta de protester : il n’était qu’un poète, un exilé, il n’avait ni autorité ni pouvoir. Mais le vétéran, avec un rictus qui découvrait ses dents jaunies, répliqua :
— Justement. Tu n’es rien, donc tu ne risques rien. S’ils te tuent, Auguste en sera peut-être chagriné. S’ils t’écoutent, nous serons sauvés.

Ainsi, à l’aube, Ovide franchit les portes, escorté par deux cavaliers tremblants. Devant lui s’étendait la steppe : un campement de tentes grossières, de feux fumants, d’armes entassées, d’hommes hirsutes dont les regards durs l’examinaient comme une curiosité. On le fit entrer dans une tente plus vaste, où un chef gète, vêtu de fourrures, l’accueillit d’un rire guttural.

Là, le poète sentit avec une acuité douloureuse le poids de son exil : jadis familier des salons élégants, il parlait maintenant avec des barbares qui ignoraient Virgile et Cicéron, et pour lesquels le seul langage était celui de la lance et du butin. Pourtant, il trouva en lui une éloquence nouvelle, non pas celle de la séduction mais celle de la survie. Il parla de la puissance de Rome, des légions innombrables, des représailles terribles. Il feignit une assurance qu’il n’avait pas, et chaque mot lui parut un fil tendu au-dessus d’un gouffre.

Les Gètes l’écoutèrent en silence. Puis le chef haussa les épaules, se tourna vers ses hommes et dit quelque chose dans sa langue. On le renvoya, indemne.

Lorsqu’Ovide revint dans la cité, pâle et tremblant, il fut accueilli comme un sauveur. Certains le saluèrent, d’autres le dévisagèrent avec méfiance — car qui pouvait savoir ce qu’il avait réellement négocié ? Avait-il protégé Tomis, ou avait-il livré son âme aux barbares ?

Le soir, seul dans sa demeure, il songea à la comédie absurde de son rôle. Lui, l’homme des vers frivoles, se trouvait désormais figure politique, à la frontière d’un empire qui l’avait rejeté. Et dans ce contraste cruel, il entrevoyait une vérité que nul ne voulait admettre : l’exilé, fût-il poète, porte toujours sur lui le masque de l’espion ou du traître.


L’exil ne se borne pas à séparer un homme de sa patrie : il le transforme en instrument des autres, en monnaie d’échange, en jouet du hasard. Le poète, privé de Rome, devient la voix des barbares, et c’est ainsi que les dieux se rient de lui.




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