L'Exil, roman (102)



Depuis quelque temps, Ovide remarquait dans les ruelles de Tomis des silhouettes qui disparaissaient à son approche. Des hommes trop bien vêtus pour être du pays, mais trop négligés pour être marchands. Ils fréquentaient l’auberge du port, y restaient des heures sans parler, jouant aux dés d’un air absent. Et toujours, leurs yeux sombres se levaient dès qu’il entrait.

On lui parla d’espions. Rome n’oubliait pas ses exilés. Même ici, au bord de la mer Noire, l’empereur étendait ses filets. On disait que des courriers, expédiés par les légats de Mésie, passaient de main en main, porteurs de rapports scellés et de lettres interceptées.

Ovide, qui écrivait encore, la nuit, des vers de plainte adressés à de faux amis restés à Rome, comprit que ses missives n’arrivaient pas. Elles se perdaient mystérieusement, ou bien reparaissaient, ouvertes, l’argile du sceau brisée. Et quand parfois une réponse lui parvenait, elle avait l’air étrangement froide, comme si ses amis ne voulaient plus de lui, ou craignaient de se compromettre.

À Tomis, on lui montrait des sourires complaisants. Mais derrière ces sourires, il sentait une réserve, une gêne, comme si chacun savait quelque chose qu’on ne lui disait pas. On l’invitait à boire, à partager le pain, et les conversations, toujours, glissaient sur Rome, sur ses souvenirs, sur les nouvelles qu’il espérait. Il parlait alors, avec l’émotion d’un homme qui revit sa patrie dans les mots — et il voyait, plus tard, les mêmes paroles se retourner contre lui, répétées, déformées, comme si chaque aveu, chaque confidence servait à nourrir un dossier invisible.

Parfois, il rencontrait un jeune Grec qui affectait une amitié ardente, lui citait Homère et parlait de poésie. Mais Ovide devinait trop vite, dans l’empressement du garçon, l’ombre d’un calcul. Ce n’était pas l’enthousiasme sincère, mais la curiosité d’un informateur. Le poète se retirait alors, écœuré, et il lui semblait que même ses vers, griffonnés à la hâte, devenaient suspects, comme si l’encre elle-même était surveillée.

La solitude s’épaississait autour de lui. Ses mots n’étaient plus des ponts vers Rome, mais des pièges tendus par des mains invisibles. Et dans ce silence pesant, il découvrit une vérité plus cruelle que l’exil : ce n’étaient pas les barbares, ni la steppe glacée, qui le détruisaient, mais la rumeur, la méfiance, les faux amis. La politique, jusque dans cette ville de boue et de vent, continuait de traquer le poète — et Auguste, loin, très loin, riait peut-être de ce réseau de fils tendus pour tenir en cage un homme déjà brisé.

L’exil n’est pas seulement l’absence. C’est la présence constante de ceux qui vous observent, l’œil froid de l’ennemi caché derrière chaque visage.  



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