L'Exil, roman (103)



Il y eut un temps où Ovide crut avoir trouvé, dans ce pays de glace et de sable, une âme fraternelle. C’était un jeune Grec nommé Damon, fils d’un marchand installé au port. Sa mise était élégante, son front lisse, ses yeux d’un bleu clair qui semblaient briller d’enthousiasme. Il parlait latin avec un accent charmant, qu’Ovide trouvait presque musical.

Le poète, lassé des visages fermés, s’attacha vite à lui. Damon l’écoutait longuement, avec une ardeur qui paraissait sincère. Il lui demandait de réciter des vers, s’émerveillait de la douceur des élégies, jurait qu’il n’avait jamais entendu une langue aussi belle. Ils passaient des heures à marcher le long des palissades, devisant de Rome, de la poésie, des dieux. Ovide se sentait revivre : parler, être écouté, c’était presque retrouver la gloire perdue.

Mais peu à peu, des détails troublants surgirent. Damon, d’un ton léger, revenait toujours aux mêmes sujets : quelles lettres Ovide envoyait-il, quels noms revenaient dans sa mémoire, quels amis restés à Rome l’avaient trahi ? Il posait ces questions avec une candeur étudiée, comme si elles lui venaient par hasard. Ovide, flatté de l’intérêt qu’on lui portait, se laissait aller à répondre, à demi-mot, mêlant soupirs et confidences.

Un soir pourtant, en passant devant l’auberge du port, Ovide aperçut Damon, attablé avec deux de ces hommes silencieux qu’on disait venus de Mésie. Ils parlaient bas, et le Grec, en l’apercevant, sursauta, puis affecta un grand sourire, trop prompt, trop large. Ovide feignit de n’avoir rien remarqué, mais il sentit une amertume glaciale couler en lui.

Dès lors, il observa. Ses lettres, qu’il confiait à Damon pour qu’il les fasse parvenir par les navires marchands, semblaient s’égarer plus souvent qu’à l’ordinaire. Certaines revenaient dans ses mains, froissées, comme si elles avaient voyagé inutilement d’un bureau à l’autre. Les rares réponses qu’il recevait étaient plus sèches encore, comme si Rome ne voulait plus entendre son nom.

Un jour enfin, un pêcheur ivre lâcha, à demi-mot, ce que tout le monde savait : le Grec « travaillait pour Rome », il gagnait de l’argent en rapportant des nouvelles de l’exilé.

Ovide sentit le sol se dérober. Cette amitié, si douce dans la monotonie de son exil, n’était qu’une cage tendue par les mains d’Auguste. Alors, dans un élan de rage muette, il brûla ses tablettes, effaça ses vers, détruisit ses brouillons. Il se jura de n’écrire plus rien qui pût nourrir les espions.

Mais à mesure que les flammes léchaient les feuillets, il comprit avec désespoir que ce serment était vain. Car même ses silences, même son mutisme, seraient rapportés. Et que le plus cruel, ce n’était pas tant d’avoir été trompé, que d’avoir cru encore à l’amitié.





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