L'Exil, roman (104)
Il me sembla, lorsque les chefs barbares m’amenèrent dans leur tente de peaux fumantes, que je n’entrais pas tant dans un lieu étranger que dans une réplique obscure de mes souvenirs romains : ce rideau grossier, soulevé par un souffle de vent, me rappelait le velum des portiques, et l’odeur âcre des foyers, qui me saisissait à la gorge, évoquait, par un détour capricieux de la mémoire, le parfum trop lourd des résines brûlées dans les temples du Champ de Mars, où je n’étais plus qu’un nom maudit.
Ils parlaient d’une voix lente, gutturale, dont je ne comprenais qu’à demi les inflexions, mais dont je percevais, avec une clarté douloureuse, l’intention brutale : m’arracher à ma condition d’exilé inutile pour me hausser à celle, plus terrible encore, d’otage. J’entendais dans leurs paroles la menace d’une négociation à laquelle je serais réduit, comme une pièce de monnaie antique qu’on brandit devant l’ennemi, un vestige qu’on n’admire plus mais dont on se sert encore, par pure utilité.
Et pourtant, tandis que je les regardais — lourdes chevelures nouées par des anneaux de cuivre, yeux clairs qui brillaient comme des pierres polies par la steppe — je sentais qu’au-delà de leur rudesse, quelque chose en eux se mêlait à mes propres pensées : ils étaient, eux aussi, prisonniers d’une fatalité, condamnés à utiliser comme arme ce qu’ils ne pouvaient comprendre, à savoir moi, poète des jardins de Rome, devenu instrument d’une politique étrangère.
Alors, dans la lumière vacillante des torches, il me vint à l’esprit que je n’étais plus vraiment moi-même, mais une image que d’autres façonnaient : pour les barbares, otage précieux ; pour les habitants de Tomis, traître en puissance ; pour Rome, exilé puni ; pour moi, enfin, simple survivant d’un passé éclatant, qui ne cessait de se recomposer, à la manière de ces mosaïques que l’on croit détruites et dont les fragments, en se réordonnant, révèlent une figure inattendue.
Je ne répondis presque rien, sinon quelques mots convenus, mais je gardai en moi la sensation que ce jour-là, dans cette tente où fumaient les viandes et où résonnaient les voix du Nord, je découvris avec une précision douloureuse le sens véritable de l’exil : ce n’était pas tant l’éloignement de Rome que le fait de n’appartenir plus à soi-même, de devenir matière malléable aux desseins des autres.
Et, comme souvent, au moment où le danger m’oppressait le plus, j’eus le réflexe de poète : je cherchai mentalement une comparaison, et je me dis que j’étais semblable à ces statues qu’on arrache aux jardins pour les dresser sur les places publiques : déchues de leur beauté intime, mais chargées d’un rôle qu’elles n’ont pas choisi.