L'Exil, roman (105)



Ils me firent asseoir sur une peau de loup, et j’eus le sentiment, en effleurant ce pelage rêche, que je touchais à la fois l’animal sauvage de la steppe et la main brutale qui l’avait tué, comme si la matière même du siège où je devais prendre place me rappelait, à chaque instant, que j’étais assis sur la mort. Le chef — large de poitrine, les sourcils si épais qu’ils semblaient jeter une ombre sur ses yeux — parla longtemps, d’une voix lente et ponctuée de gestes nets : il évoquait Rome, ses richesses, ses légions, mais aussi ses fautes, et je compris, au rythme de ses paroles, qu’il me désignait, moi, comme l’objet d’un échange possible, un gage vivant à présenter à César, ou du moins à ceux qui commandaient en son nom.

Ils imaginaient — et je le percevais avec un mélange d’horreur et d’ironie — que Rome pouvait trembler pour ma personne, que mon nom, mes vers, mon corps même, constituaient encore une valeur, un capital politique. Je devins, dans leurs discours, moins un homme qu’une monnaie, brandie comme une pièce rare dont on ignore le cours exact, mais dont on pressent qu’elle saura susciter convoitise.

Et pourtant, ce qu’il y avait de plus cruel, ce n’était pas leur brutalité : c’était leur croyance en mon importance. Eux me prenaient pour un otage précieux, tandis que je savais bien qu’à Rome je n’étais plus qu’un souvenir embarrassant, une voix que l’on avait réduite au silence. Ainsi, j’étais condamné à jouer un rôle dont je connaissais d’avance la vanité.

Ils parlèrent d’envoyer des messagers, d’écrire des lettres, de me conduire enchaîné, si besoin, jusque dans les villes grecques voisines, afin que mon nom serve de levier. On me montrait du doigt, on riait parfois en prononçant des mots qui devaient être « poète » ou « Romain », et je compris que j’étais déjà leur otage, non pas encore par les liens, mais par le regard qu’ils posaient sur moi.

Alors je songeai, avec cette ironie amère que l’exil a semée en moi, qu’il n’est pire humiliation que d’être désiré pour une valeur qu’on n’a plus. Car si Rome me reniait, eux, les barbares, me glorifiaient malgré eux, croyant me transformer en arme contre l’Empire. Et dans ce paradoxe, je sentais se jouer tout le drame de ma condition : entre la gloire perdue et l’utilité mensongère, il ne restait de moi qu’un simulacre, un nom vidé de son âme.

Quand enfin on me renvoya, sous bonne garde, vers Tomis, la nuit tombait. Et je me dis que je rentrais non pas dans une cité, mais dans une cage, où désormais je serais non seulement l’exilé de Rome, mais aussi l’otage des barbares, tenu en équilibre entre deux puissances qui n’avaient pour moi que mépris ou calcul.





Posts les plus consultés de ce blog

Les confessions de l'ombre

La revenante

L'Exil, roman (60)