L'Exil, roman (106)



Il arrivait parfois à Ovide, dans les nuits glacées du Pont-Euxin, de sortir de la misérable maison que lui avait concédée l’hostilité romaine, et de contempler le ciel vaste, irréductible, où chaque étoile semblait, plus encore qu’à Rome, une goutte de feu suspendue dans une immensité que l’œil ne pouvait embrasser. Le poète, jadis si attentif aux plaisirs des salons, aux inflexions subtiles d’un sourire ou à la mélodie d’un vers, découvrait maintenant que la création elle-même était une poésie silencieuse, écrite non pas pour les hommes, mais pour elle-même, comme une épopée dont le narrateur serait l’infini.

Ce qu’il voyait, en cette clarté d’azur glacé, ce n’était pas un simple spectacle, mais une mathématique vivante : les constellations se répondaient comme les notes d’une lyre céleste, et Ovide, héritier secret de Pythagore, percevait que chaque intervalle d’étoile à étoile était une consonance, un rapport numérique, une harmonie tissée avant même que naisse le verbe humain. Ainsi la création se révélait à lui comme une architecture de lumière et de nombre, où le visible et l’invisible se mariaient dans un accord silencieux.

Et, tandis qu’il sentait son corps frissonner dans la morsure du vent scythe, son âme reconnaissait que l’univers tout entier était ce que ses vers avaient toujours cherché à imiter : une poésie première, antérieure au langage, faite de rythmes et de proportions, dans laquelle il lui semblait, non sans un tremblement d’effroi, qu’il avait toujours habité sans le savoir.

Une nuit plus sombre que les autres, alors qu’il s’asseyait sur une pierre, face à la mer grise où se brisaient des vagues lourdes, Ovide entendit — ou crut entendre — une voix qui ne ressemblait à aucune autre : elle n’était pas extérieure, et pourtant elle n’était pas sienne. Elle se levait en lui comme un souvenir oublié, comme si les mots lui étaient adressés depuis toujours mais qu’il n’avait, jusqu’ici, manqué de les écouter.

Cette voix, d’une gravité tendre, lui disait : « Poète, toi qui as chanté les métamorphoses des dieux et des hommes, sais-tu que toi-même es appelé à une autre métamorphose, non pas dictée par la fantaisie de tes récits, mais inscrite au cœur même de l’être ? »

Il se souvint des anciens maîtres de sagesse qui voyaient dans le cosmos un grand nombre vivant, où chaque âme avait sa note particulière, et où l’unisson final n’était possible que si chacun répondait à l’appel qui lui était fait. Était-ce cela, la révélation ? Non pas l’intrusion d’un dieu dans la trame du monde, mais la reconnaissance que la parole, jusque-là dispersée dans les vents, les vagues, les astres, venait soudain se concentrer en lui, comme une question qu’il ne pouvait plus éviter : « Qui es-tu pour moi ? »

Alors, pour la première fois peut-être, Ovide ne fut plus seulement le poète qui façonnait des fictions, mais l’homme nu qui recevait une parole. Il comprit que la vérité n’était pas à inventer mais à répondre, et que dans cette réponse résidait le secret même de son exil.

Les années passaient, et Rome demeurait sourde à ses suppliques. Mais dans ce silence impérial, Ovide découvrit un autre empire, plus vaste et plus patient, celui que les Pythagoriciens avaient entrevu dans la musique des sphères, et que Rosenzweig, s’il avait été son contemporain, aurait nommé l’étoile de la rédemption.

Il vit que son exil n’était pas une malédiction, mais une initiation. Chaque nuit, l’étoile qu’il avait remarquée la première fois au-dessus du Pont-Euxin semblait plus proche, plus vibrante. Et une nuit enfin, elle s’ouvrit à ses yeux non comme un astre isolé, mais comme une figure déployée, une étoile à six branches, dont chaque pointe liait le monde, l’homme et le divin, dans une géométrie où création, révélation et rédemption s’ordonnaient comme les intervalles d’une mélodie parfaite.

Alors Ovide comprit que la rédemption n’était pas le retour à Rome, ni même la gloire de son nom sauvé de l’oubli, mais la résonance retrouvée entre sa voix et le chant primordial du cosmos. Sa poésie, jadis légère et séduisante, devenait le miroir d’un autre poème, éternel, dont il n’était plus l’auteur mais le témoin.

Et dans la froideur du Pont, tandis que ses mains tremblaient, il éprouva une chaleur qui ne venait pas de la terre : celle d’avoir enfin reconnu son nom véritable, celui de l’homme qui répond, et dont la réponse, fragile et tremblée, suffisait pourtant à faire vibrer l’harmonie des sphères.




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