L'Exil, roman (107)
Le gouverneur de Tomis, dont la charge n’était pas sans amertume puisqu’elle l’exilait lui aussi, quoique d’une autre manière, loin des fastes de Rome et des conversations policées où le destin de l’Empire se décidait dans les replis d’un sourire ou l’intonation d’un mot, avait pris l’habitude, au fil des mois, de se promener le soir dans les ruelles étroites de la ville battue par le vent, là où l’air, chargé de sel et d’embruns, semblait confondre les lamentations de la mer et les plaintes obscures des habitants barbares. C’est au cours de ces déambulations, qui n’avaient d’autre but que de donner à sa solitude un rythme extérieur, comme si la régularité des pas pouvait apporter quelque consolation aux irrégularités de la pensée, qu’il lui arrivait de songer à cet autre solitaire, Ovide, que l’autorité impériale lui avait confié non pas tant pour qu’il le protège que pour qu’il veille, avec une vigilance discrète et sans éclat, à ce que son exil demeurât un exil, c’est-à-dire qu’il n’en franchît ni les limites, ni le sens.
Or, à mesure qu’il entendait, de loin ou de près, l’écho des vers que le poète composait encore, comme s’il avait trouvé dans la contrainte même de l’exil une matière nouvelle à chanter, le gouverneur, qui n’était pas insensible à la beauté — et l’on sait combien, même chez les hommes les plus inflexibles, un vers, entendu à l’improviste, peut éveiller une tendresse inattendue — se sentait travaillé d’une hésitation sourde : fallait-il voir en Ovide un condamné dont la présence ici était le signe d’une disgrâce qu’il convenait de maintenir avec rigueur, au risque de s’attirer soi-même la suspicion de César, ou bien un hôte qu’il fallait, avec une humanité discrète, protéger des rigueurs du climat, de la brutalité des habitants et, peut-être surtout, de l’abîme intérieur dans lequel un esprit trop sensible pouvait basculer lorsqu’il se sentait rejeté, inutile et oublié ?
Il se rappelait alors la lettre qu’Auguste — dont l’autorité se manifestait autant dans la précision des silences que dans celle des ordres — lui avait adressée : elle ne prescrivait pas explicitement de traiter Ovide avec dureté, mais elle laissait entendre que toute indulgence, fût-elle minime, pouvait passer pour une faiblesse, voire pour une complicité. Et le gouverneur, qui n’était pas sans ambition, savait combien une réputation, à Rome, pouvait se ternir plus vite qu’une étoffe au soleil. Pourtant, chaque fois qu’il croisait le regard du poète, ce regard où se mêlaient la fatigue, le froid et une sorte d’espérance paradoxale, comme si, même dans la disgrâce, l’homme qui avait chanté les métamorphoses croyait encore à la possibilité d’une transfiguration, il se sentait désarmé, incapable de maintenir intacte cette distance que la raison d’État exigeait.
Ainsi oscillait-il, dans cette incertitude qui est le lot des hommes partagés entre l’autorité qu’ils doivent servir et la compassion qu’ils ne peuvent réprimer. Il se disait parfois que protéger Ovide serait l’honorer d’un culte interdit, et que le sacrifier — fût-ce par négligence volontaire, en le laissant se consumer de froid ou de faim — serait plaire à l’empereur mais se perdre lui-même, car il savait qu’en lui s’éveillerait, tôt ou tard, une voix secrète qui lui reprocherait d’avoir trahi non pas Ovide, mais ce qu’il y avait en lui-même d’humain, et qui, une fois éteint, ne se rallumerait plus.
Et dans ces soirées interminables où la mer battait les remparts de Tomis, il en venait à comprendre que son dilemme n’était pas seulement politique, mais métaphysique : qu’il s’agissait, dans ce choix muet, de savoir si l’homme devait se contenter d’être l’instrument docile d’un ordre imposé, ou s’il devait, au contraire, répondre à l’appel silencieux d’une autre fidélité, plus ancienne et plus haute, celle qui lie secrètement tout être sensible à la beauté, et qui faisait qu’en entendant les plaintes du poète, il avait l’impression d’entendre non pas une voix étrangère, mais l’écho de sa propre âme en exil.