L'Exil, roman (108)



La scène se déroule à Tomis, dans une salle sobre, aux murs de pierre nue, où brûle une lampe à huile. Au-dehors, le vent du Pont-Euxin hurle et vient frapper les volets avec violence. Au fond, une table grossière sur laquelle repose un manuscrit inachevé. À jardin, une haute fenêtre s’ouvre sur la mer sombre. OVIDE, vêtu d’un manteau usé, est assis, pensif, les yeux tournés vers l’horizon. Le GOUVERNEUR entre lentement, comme hésitant, son pas mesuré trahissant à la fois la gravité de sa charge et le trouble intérieur qui l’agite. Un silence pesant précède la parole.


LE GOUVERNEUR
(à part, dans un murmure grave)
Ô fardeau trop pesant qu’impose un tel exil,
Faut-il plaire à César, ou suivre un cœur fragile ?
Mon rôle est de sévir, d’endurcir ma rigueur,
Et pourtant je chancelle au souffle de douleur.

(Il s’avance. OVIDE se lève lentement, inclinant la tête en signe de respect, mais son regard demeure chargé d’une noble fierté blessée.)

OVIDE
Seigneur, je lis en vous ce secret sacrifice :
Votre regard hésite entre clémence et supplice.
Rome m’a rejeté, l’Empire m’a banni,
Mais l’homme en vous peut-il s’éteindre impuni ?

LE GOUVERNEUR
Poète infortuné, ton sort me désespère,
Mais l’ombre de César me suit comme une sphère.
Un mot de ma pitié suffirait à troubler
Le calme dangereux qu’il veut ici sceller.

OVIDE
Ah ! que sert la grandeur, si l’âme est enchaînée ?
Le glaive d’Auguste a sa force obstinée,
Mais la loi des humains s’efface devant Dieu,
Et l’homme est condamné s’il renonce à son vœu.

(Un silence. Le vent redouble au dehors. La lampe vacille. Le GOUVERNEUR détourne le regard, comme pour se protéger du feu des paroles d’Ovide. Puis il se rapproche de lui, à pas lents, solennels.)

LE GOUVERNEUR
Ton verbe, ô malheureux, pénètre ma poitrine ;
J’entends dans tes sanglots la clameur divine.
Si je te tends la main, César m’accusera,
Si je t’abandonne, mon âme expirera.

OVIDE
(levant les yeux vers la fenêtre)
Voyez ces cieux glacés, ces astres qui m’appellent :
Ils dictent à mes vers des vérités nouvelles.
La gloire et le pouvoir ne sont que vents légers,
Mais l’étoile éclatante ordonne ses rouages.

(Il s’avance, posant sa main sur le bras du GOUVERNEUR, comme pour le rallier à sa cause. Le geste est à la fois humble et solennel.)

OVIDE
Protéger le proscrit, c’est servir l’harmonie ;
N’offensez point les dieux par une tyrannie.
Qu’un prince me condamne, il n’a que son pouvoir,
Mais l’homme qui console a l’éternel pour voir.

(Le GOUVERNEUR demeure figé, le regard fixe, déchiré par l’hésitation. La lampe vacille de nouveau, puis reprend sa flamme. Un long silence s’installe, où l’on n’entend que le vent et les battements du cœur invisible du dilemme.)

LE GOUVERNEUR
(à part, la voix basse, comme étouffée)
Ô choix cruel, où l’âme et le devoir se heurtent…

(Il reste immobile, indécis, tandis qu’Ovide, les yeux tournés vers l’étoile à travers la fenêtre, semble déjà recevoir une lumière invisible. Le rideau tombe sur cette suspension tragique.)





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