L'Exil, roman (110)
Au matin, quand le vent s’était levé de la mer Pontique avec une âpreté si neuve qu’il semblait laver d’un seul souffle le ciel de ses poussières, Ovide, dont l’insomnie n’avait laissé qu’un voile fragile sur ses paupières, suivit un détachement de cavaliers gètes qui, sans hâte et comme indifférents à la neige craquant sous les sabots, s’avançaient vers les steppes. Lui, poète romain habitué aux portiques de marbre et aux parfums d’Asie Mineure, se voyait contraint d’éprouver dans ses membres le froid sans mesure, la nudité immense de ces horizons où nul temple, nul théâtre, nul jardin ne venait offrir un abri à la mémoire d’une civilisation perdue.
Il lui semblait, tandis qu’il contemplait cette terre infiniment blanche, que le temps lui-même avait cessé d’être une succession de jours et de nuits, pour devenir une seule matière gelée, une immobilité cristalline au sein de laquelle son esprit, pourtant prompt à l’évocation des saisons de Rome, cherchait en vain un signe de recommencement. Chaque arbre noueux, privé de feuilles, se dressait comme une énigme, comme une rune gravée dans le silence des plaines.
Les cavaliers qui l’escortaient ne parlaient qu’à voix basse, et ces mots gutturaux, où s’entendaient les grognements de la bête plus que les articulations de la raison, semblaient surgir d’un monde plus ancien que le sien, plus obscur que l’enfance de la langue latine. Parfois, l’un d’eux se détachait de la troupe, pointant sa lance vers quelque mouvement presque imperceptible dans la neige – une ombre de loup, une fuite de lièvre – et Ovide, qui voyait en cela non seulement l’instinct de la chasse mais le geste d’un rite immémorial, avait le sentiment d’assister à une liturgie sauvage, à un culte voué non à Jupiter ni à Apollon, mais à cette nuit polaire que les barbares semblaient vénérer comme une déesse nourricière et cruelle.
Un soir, alors qu’ils atteignirent les rives élargies du Danube, fleuve si vaste que ses glaces craquaient comme des murailles de cristal, on l’invita à participer à une cérémonie dont il ne comprit d’abord ni le sens ni l’objet. Des torches, plantées dans la neige, cernaient un espace circulaire où les guerriers, vêtus de peaux luisantes, faisaient résonner leurs tambours. Une jeune fille, le visage peint de cendres et de sang, s’avança jusqu’au bord du fleuve. Elle y jeta un collier d’os, puis leva les bras comme si elle appelait à paraître, depuis les ténèbres du courant, un dieu caché dans les abîmes.
Ovide, frissonnant non de froid mais d’une terreur religieuse qu’il n’avait jamais éprouvée, songea à ces mystères grecs qu’il avait évoqués dans ses vers, mais qui ici prenaient une crudité barbare, une intensité sans voile, comme si le sacré s’était dénudé de tout apparat pour n’être plus qu’un contact direct entre l’homme et les puissances inhumaines.
Il crut alors percevoir, dans le tumulte des tambours et le fracas du fleuve, un appel qui ne s’adressait pas aux barbares seuls, mais à lui aussi, exilé, poète, témoin. Et tandis que la fumée des torches se mêlait à la vapeur des eaux gelées, il eut l’impression que son exil n’était pas seulement une punition infligée par Auguste, mais une initiation, une descente dans ce monde obscur où l’âme romaine, polie par le luxe et l’urbanité, devait apprendre à se mesurer au froid, au silence, à l’inconnu.