L'Exil, roman (111)
Ce fut au cœur d’un hiver si rude que même les souvenirs de Rome semblaient s’y engourdir, qu’Ovide, cédant à l’invitation pressante de ses hôtes barbares, entreprit une expédition le long du Danube. Il découvrit alors, au-delà des confins connus, un monde qui lui apparaissait comme une autre planète, glacée et sans indulgence, peuplée d’ombres humaines que la civilisation latine n’avait jamais songé à concevoir.
Les cavaliers qui l’entouraient portaient des bonnets de feutre tachés de graisse et de sang, leurs manteaux de peau grossière laissaient échapper une odeur de fumée et de bête, et leurs colliers, faits non d’or ni de pierres mais d’ossements polis, cliquetaient au rythme du pas des chevaux. Lorsqu’ils parlaient entre eux, leurs voix semblaient provenir d’un âge primordial, où le langage n’était pas encore devenu instrument de persuasion ou de chant, mais demeurait incantation brute, écorce sonore, invocation au vent.
Dans les steppes figées, ils s’arrêtaient parfois autour d’un tumulus que le poète, d’abord, prit pour une simple colline de neige, et dont il comprit ensuite, en voyant les offrandes de lait caillé et de couteaux rouillés déposés au sommet, qu’il s’agissait d’un tombeau. Là, les hommes frappaient du pied le sol gelé, non pour se réchauffer, mais comme pour réveiller l’esprit enseveli. L’un d’eux s’entaillait volontairement la paume, laissant le sang goutter sur la glace, et Ovide, horrifié, observait la lente absorption de cette rosée rouge dans le blanc infini, comme si le monde barbare exigeait toujours le prix du sang pour consentir à se laisser traverser.
Plus loin, lorsqu’ils atteignirent une clairière où s’élevait un cercle de pieux, il comprit qu’il assistait à une assemblée sacrée. Au centre, un tronc d’arbre charbonneux, creusé de signes incompréhensibles, servait d’idole. Les femmes, drapées dans des étoffes tressées de crins, tournaient autour de ce bois noirci en murmurant des lamentations monotones, tandis que les hommes jetaient dans le feu des touffes de poils arrachés à leurs chevaux. L’odeur de chair brûlée et de graisse fondue s’élevait vers le ciel, mêlée aux incantations, et Ovide songea malgré lui aux sacrifices antiques qu’il avait lus dans les livres des Grecs, mais qui ici se déroulaient sans autel de marbre ni prêtres vêtus de blanc — seulement la nuit, le bois, et la sauvagerie sacrée.
Le Danube lui-même, lorsqu’ils en approchèrent, n’était plus pour lui un fleuve, mais une vaste plaine de glace mouvante. Ses hôtes prétendaient qu’en son lit dormaient des esprits-poissons, mi-hommes mi-esturgeons, qui se nourrissaient des âmes noyées. C’est pour les apaiser que l’on lançait, à travers une ouverture taillée dans la glace, des poupées de paille liées par des bandelettes de cuir. Ovide, regardant flotter ces effigies étranges, se demanda si lui aussi n’était pas une poupée dérisoire jetée par le destin dans un fleuve de barbarie.
Ainsi, chaque geste, chaque objet, chaque rite lui révélait un univers parallèle : où le froid devenait dieu, où la nuit se faisait temple, où les ossements servaient de bijoux et la cicatrice de mémoire. Dans ce théâtre d’ombres, lui, le poète raffiné, se découvrait moins étranger qu’initié malgré lui, comme si l’exil, en le condamnant aux confins du monde, l’avait voué à contempler une humanité à la fois monstrueuse et sacrée.