L'Exil, roman (112)



Ce fut au plus profond de l’hiver, lorsque les nuits s’étiraient avec une majesté implacable, que les barbares invitèrent Ovide à assister à ce qu’ils appelaient la « Nuit renversée », cérémonie qui, disaient-ils, assurait le retour du soleil prisonnier des glaces. Depuis des jours déjà, on avait accumulé dans la steppe des troncs d’arbres, des branches tordues, des carcasses de bêtes séchées, formant un bûcher si vaste qu’il semblait une colline surgie soudain du néant.

Les clans affluaient de toutes parts : hommes aux visages crevassés par le vent, femmes couvertes de manteaux en poils de chèvre, enfants portant des torches qui faisaient briller leurs yeux comme des pierres noires. Tous s’étaient rassemblés autour du bûcher, disposés en cercles concentriques, à la manière des anneaux d’un tronc qu’on aurait fendu pour compter les âges.

Alors, dans le silence qui précéda la nuit, parut une procession de femmes voilées de tissus grossiers, tenant entre leurs bras des idoles faites de glaise et d’os. L’une représentait un cheval à la gueule démesurée, une autre un poisson aux yeux vides, une troisième une silhouette humaine aux bras multipliés comme ceux d’une pieuvre. Ces figures, grotesques et terribles, semblaient des cauchemars matérialisés. On les disposa au sommet du bûcher, comme des otages offerts à un ciel invisible.

Quand enfin le soleil disparut derrière les plaines gelées, les tambours commencèrent à battre, lourds, réguliers, comme si la terre elle-même frappait contre son propre cœur. Les hommes, le visage peint de cendres, dansaient autour du feu encore éteint, brandissant des épées ternes qu’ils heurtaient les unes contre les autres, produisant un fracas de métal qui, mêlé aux tambours, devenait un rugissement de ferraille et de foudre.

Puis, soudain, l’un des anciens – vieillard à la barbe entremêlée de coquilles – s’avança. Il portait dans la main une coupe de sang animal, noir sous les torches. Lentement, il en aspergea le bois entassé. À cet instant, une flèche enflammée fut tirée, et l’immense bûcher s’embrasa d’un seul souffle, si haut que les flammes semblaient vouloir consumer les étoiles. Les idoles d’argile et d’os craquaient, se tordaient, libérant des gémissements imaginaires qui emplissaient l’air de visions de cauchemar.

Autour du brasier, les danseurs s’enfiévraient, tournoyant jusqu’à la transe, poussant des cris d’oiseaux et de loups, comme si chaque homme retrouvait en lui l’animal qui l’habitait. Les femmes, de leur côté, jetaient dans le feu des mèches de cheveux et des morceaux de tissus tachés de lait maternel. Ainsi, la vie entière – la chasse, la guerre, la naissance – se voyait jetée dans la gueule ardente du solstice.

Ovide, fasciné et terrifié, comprenait qu’il assistait là à une métamorphose collective : le peuple entier s’abandonnait à une sorte de délire sacré, où les frontières entre le réel et l’invisible s’effaçaient. Le feu devenait soleil, les cris devenaient prières, et les hommes, l’espace d’une nuit, semblaient franchir la limite qui sépare l’humanité de ses dieux.

Il songea alors, dans un vertige, que ses propres Métamorphoses n’étaient qu’un pâle écho littéraire de ce mystère brut, qui ne se récitait pas mais se vivait dans le froid, la sueur et le sang.





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