L'Exil, roman (113)
Lorsque le brasier s’éleva, dévorant le ciel de ses flammes, Ovide sentit le froid de la steppe se dissoudre dans une chaleur convulsive, comme si deux éléments irréconciliables — la glace et le feu — se disputaient son âme. La danse des barbares, d’abord étrange et étrangère, devint pour lui un rythme intérieur : il crut entendre, au-delà des tambours et du fracas des armes, le battement sourd de son propre cœur, grossi jusqu’à emplir tout l’univers.
Ses yeux, que la fumée cinglait, se brouillèrent. Alors, dans l’éclat vacillant des torches, il distingua des formes qui n’étaient ni illusions ni réalités, mais quelque chose d’intermédiaire : du feu jaillissaient des silhouettes animales, qui se dressaient puis retombaient dans la braise — un cheval à la crinière flamboyante, un aigle dont les ailes se dissolvaient en étincelles, un poisson immense ondulant dans les flammes comme dans son propre élément transfiguré.
Bientôt, les contours mêmes de la steppe semblèrent se dissoudre. Les cavaliers, tournoyant autour du feu, ne furent plus des hommes mais des constellations mouvantes, leurs lances dressées comme des colonnes de lumière. Les femmes, hurlant dans un registre surhumain, se métamorphosaient à ses yeux en prêtresses d’un culte cosmique, leurs voiles gonflés par la chaleur figurant des ailes prêtes à les emporter hors du temps.
Et au cœur de cette confusion, Ovide crut voir apparaître, dans les flammes, une figure qu’il connaissait trop bien : Auguste lui-même, drapé dans une toge, mais dont le visage, rongé par le feu, oscillait entre la majesté impériale et la grimace d’un démon. Était-ce un avertissement, ou bien l’écho halluciné de sa rancune d’exilé ? Le poète voulut détourner les yeux, mais la vision s’imposa avec une insistance cruelle.
Puis, d’un mouvement lent, la flamme se dédoubla et laissa surgir une femme au corps translucide, entièrement tissé de lumière. Ovide, frémissant, reconnut une figure semblable à celles qu’il avait jadis chantées : peut-être Eurydice, peut-être Daphné, peut-être la Poésie elle-même, devenue une divinité venue lui tendre la main. Elle ne parlait pas : ses lèvres s’ouvraient, mais aucun son ne franchissait leur seuil. Pourtant, Ovide comprit qu’elle l’appelait, qu’elle l’invitait à franchir cette frontière où le verbe devient feu, où le chant devient vision.
À cet instant, il se sentit basculer hors de lui-même. La neige, le vent, le froid, Rome elle-même, tout s’abolissait. Il n’y avait plus que la ronde enflammée, le cercle d’ombres, le tumulte d’un monde où l’homme et l’animal, le dieu et l’exilé, l’empereur et le poète, se confondaient dans une même métamorphose.
Lorsqu’il reprit conscience, le bûcher n’était plus qu’un amas de cendres rouges, et les barbares, épuisés, dormaient pêle-mêle dans la neige, comme si rien ne s’était passé. Mais lui, Ovide, savait que quelque chose avait eu lieu : non un spectacle, mais une révélation, une initiation sauvage qui ne se laisserait jamais réduire en vers élégants, et qui pourtant, déjà, se formait en images brûlantes dans le théâtre secret de sa mémoire.