L'Exil, roman (114)
Lorsque l’aube, pâle et sans couleur, se leva sur la steppe, Ovide crut d’abord que rien ne subsistait de la nuit écoulée, si ce n’est l’odeur âcre du bois brûlé et la trace noire du bûcher sur la neige. Autour de lui, les barbares, affalés comme des cadavres ivres, ronflaient ou grelottaient, leurs torches éteintes plantées dans le sol telles des lances abandonnées après une bataille. Pourtant, pour le poète, le tumulte ne s’était pas éteint : il brûlait encore dans ses tempes, dans ses yeux, dans son cœur.
Il s’éloigna, comme pour fuir un champ de bataille invisible, et marcha longtemps dans la blancheur muette. Le ciel, voilé de nuages gris, paraissait lui-même un prolongement du sol : plus de frontière entre le haut et le bas, entre le réel et le songe. À mesure qu’il avançait, Ovide sentait se lever en lui des réminiscences confuses — images de flammes prenant forme animale, silhouettes de femmes ailées, et ce visage d’Auguste surgissant des flammes, oscillant entre majesté et monstruosité.
Raisonnable, fidèle à l’éducation romaine, il voulut attribuer ces visions au vin épais qu’on lui avait fait boire, aux fumées âcres du bûcher, à l’épuisement d’une nuit sans sommeil. Mais une autre voix, plus secrète, lui murmurait qu’il avait entrevu une vérité inaccessible aux temples de marbre et aux philosophes raffinés : une vérité née du froid, du sang et du feu, où les dieux n’étaient plus des figures sculptées mais des forces dévorantes.
Alors, tout en marchant, il crut apercevoir, dans la neige, des empreintes qu’il ne sut reconnaître. Elles n’étaient pas celles des chevaux ni des loups, mais semblaient avoir été tracées par des pieds humains, cependant difformes, prolongés de griffes. Il suivit cette piste un instant, le souffle suspendu, avant qu’elle ne s’efface dans un pli du terrain. Il se demanda si ce n’était pas là l’une des hallucinations résiduelles de la nuit, ou bien le signe que les frontières entre l’homme et l’animal, entre la créature et le dieu, n’étaient pas aussi nettes qu’à Rome on l’enseignait.
Il s’assit sur une pierre glacée. Le vent lui fouettait le visage, mais son esprit demeurait tourné vers l’intérieur, où une lutte se jouait. D’un côté, l’homme de lettres, formé aux élégances des vers et des banquets, voulait rejeter comme absurdes ces visions barbares. De l’autre, le poète en exil, privé des raffinements de Rome, sentait que ces peuples, par leurs rites farouches, avaient touché à une vérité plus nue, plus terrible : une vérité que peut-être lui seul, dans son isolement, pouvait désormais accueillir.
Et là, dans le silence de la steppe, il comprit que son exil n’était plus seulement une punition : il devenait une initiation. Chaque jour, chaque nuit, chaque rituel auquel il assistait l’arrachait un peu plus au monde d’où il venait pour l’introduire dans un espace obscur, intermédiaire, où il n’était plus tout à fait Romain, pas encore barbare, mais déjà autre.