L'Exil, roman (115)
Les jours s’étaient retirés du ciel comme une soierie ternie, et déjà l’hiver, cet éternel tyran de ces contrées marécageuses, rongeait de ses dents glacées les rives du Pont-Euxin. Les barbares, dont j’avais parfois cru surprendre dans leurs rires gutturaux une ironie à mon endroit, m’invitèrent, avec cette brusquerie qu’ils appellent amitié, à partager la chasse — non pas celle, policée, où le cerf, poursuivi par des chiens dressés, semble participer malgré lui à une cérémonie dont les dieux eux-mêmes eussent pu être spectateurs, mais la chasse rude et primitive, où l’ours ou le loup, ténébreuse incarnation de la nature hostile, se dresse contre l’homme comme un rival, un ennemi, presque un frère perdu dans l’ombre.
J’acceptai, je ne sais par quelle faiblesse de cœur — ou peut-être parce qu’en cet exil, chaque geste où l’on frôle le néant devient une consolation, une sorte d’appel secret à la mort, à la délivrance. Dès l’aube, l’on s’enfonça dans la forêt. Les arbres, hauts, nus, semblaient une armée de spectres immobiles, dont les troncs suintaient une humidité glacée. L’air portait cette âpreté métallique qui, dans les heures les plus profondes de l’hiver, vous mord la gorge comme une lame invisible. J’entendais derrière moi le craquement des pas, l’éclat rauque des voix scythes, les aboiements des chiens efflanqués.
Soudain, un hurlement retentit, si sauvage qu’il paraissait un écho des entrailles mêmes de la terre. Les chasseurs levèrent leurs lances, et leurs yeux, durs comme le silex, brillaient d’une jubilation farouche. Je suivis malgré moi leur course, trébuchant, haletant, pris dans un vertige qui m’éloignait déjà de ma condition d’homme lettré, comme si j’étais devenu, par contagion, l’un de ces barbares ivres de sang. Entre les troncs, une ombre glissa : c’était le loup, ou peut-être l’ours — car dans l’épaisseur des branches, dans la confusion du souffle, les formes se brouillaient, et il me sembla voir à la fois le museau pointu du prédateur et l’épaule énorme de l’animal sylvestre.
Alors, dans le tumulte des cris et des abois, il bondit vers moi. Le temps se contracta ; chaque seconde, suspendue, avait la densité d’une éternité. J’aperçus, avec une netteté cruelle, les crocs humides, la gueule ouverte, l’œil fauve où brûlait une flamme d’hostilité antique. Ma main, sans savoir, avait ramassé un javelot. Je voulus le lancer, mais mes bras frêles, usés par l’écriture plus que par la guerre, ne répondirent point. Je tombai à genoux, comme dans une prière convulsive, et dans ce pli humiliant de mon corps je crus voir s’achever ma destinée.
Mais un des barbares surgit, armé d’une hache. Il abattit le fer avec cette impétuosité brutale qui ne connaît ni hésitation ni remords. L’animal, frappé, s’affaissa dans une plainte rauque. Le sang jaillit sur la neige, d’un rouge si vif qu’il semblait une blessure infligée au monde lui-même. Le silence revint, plus terrible encore que le tumulte.
On m’aida à me relever. Je vacillais, et pourtant mes yeux, avides, demeuraient fixés sur la dépouille encore fumante. J’y voyais une image de moi-même : traqué par le destin, blessé par l’exil, réduit à survivre dans un territoire qui ne m’appartenait pas. J’eus honte d’avoir tremblé, honte de mon effroi. Mais cette honte se mêlait à une gratitude confuse : car j’avais entrevu, durant un instant d’acier et de sang, la proximité de la mort, et cette proximité, loin de m’anéantir, me laissait désormais un étrange surcroît de vie, comme si, par le contraste de la menace, l’air, même glacé, devenait plus dense, plus précieux.
Les barbares rirent de ma pâleur, mais ils me frappèrent l’épaule avec une familiarité rude, comme si je venais, à leurs yeux, d’être initié à une épreuve. Moi, pauvre poète dépouillé de Rome et de ses douceurs, je n’étais plus qu’un compagnon de chasse, un exilé qui avait partagé, l’espace d’une heure, la cruauté des bêtes et des hommes.