L'Exil, roman (117)



Je m’étais aventuré, par un de ces après-midi blafards où le soleil ne se montre qu’à demi, dans la profondeur des bois qui ceignent Tomes. Le sol, gorgé d’eau, s’assouplissait sous mes pas comme une chair malade ; les branches, encore lourdes de neige fondue, s’inclinaient au-dessus de moi en arceaux funèbres. J’allais, sans dessein, par une sorte de besoin inquiet d’échapper aux huttes enfumées et aux rires rauques des barbares. Peu à peu, à mesure que je m’enfonçais dans cette sylve étrangère, je crus sentir le temps se délier : ni la mémoire de Rome, ni la certitude de mon exil, mais une zone flottante, indécise, s’ouvrait autour de moi, comme si les arbres, d’un geste invisible, m’arrachaient à la trame ordinaire du monde.

Il m’apparut d’abord, entre deux troncs, une silhouette drapée de feuillages : une nymphe, pensai-je, dont la fuite, jadis, inspira mes vers. Mais lorsque j’approchai, ce n’était qu’une branche tordue, une excroissance mousseuse que l’ombre avait façonnée en visage. Plus loin, un ruisseau, élargi par les pluies, miroitait au couchant d’un éclat de bronze : j’y vis, l’espace d’un instant, la chevelure humide d’Arethuse, ses bras transparents cherchant à m’attirer dans son cours. Pourtant mes doigts, lorsque je voulus les poser sur l’eau, ne rencontrèrent qu’une onde glacée, banale, indifférente.

Je marchais, de plus en plus troublé. Chaque forme devenait signe, chaque bruit un oracle. Un tronc crevassé s’ouvrait comme la gueule de Polypheme ; les cris des corbeaux se mêlaient aux invocations de Bacchantes invisibles ; et, quand le vent souffla soudain dans les cimes, j’entendis la plainte, si distincte, d’Orphée déchiré. Tout ce que j’avais inventé pour plaire aux lettrés de Rome semblait, dans ce désert, se venger de moi et prendre corps, comme si mes propres Métamorphoses m’entouraient désormais d’une armée d’ombres exigeant que je les reconnaisse pour vraies.

Le soir descendait ; je m’aperçus que je m’étais perdu. L’angoisse me serra : je n’avais ni guide, ni repère, et déjà la nuit hérissait ses noirs piliers. Mais dans cette peur, une étrange exaltation me gagnait. N’était-ce pas là, précisément, l’épreuve que tout poète doit traverser — se voir dépouillé des murailles rassurantes, livré aux figures surgies de sa mémoire, pour éprouver si, dans le néant du monde, ses visions tiennent encore debout ?

Enfin, au détour d’un taillis, une lueur se dessina : c’était la torche d’un barbare qui me cherchait, inquiet de mon absence. Je le suivis hors du labyrinthe sylvestre, non sans un regret secret. Car, dans ce royaume indistinct où les dieux se confondaient aux branches, j’avais goûté, l’espace d’une heure, l’ivresse de croire que mes fables n’étaient pas seulement des ornements de langage, mais une vérité parallèle, tissée à même le monde.





Posts les plus consultés de ce blog

Les confessions de l'ombre

La revenante

L'Exil, roman (60)