L'Exil, roman (119)



La nuit avait pris pour Ovide l’allure d’une mer obscure où, perdu, il dérivait sans rame et sans phare. Depuis des jours un malaise sourd l’avait accompagné, comme une main invisible pressant sa poitrine, mais ce soir l’oppression se fit tyrannique : ses membres tremblaient d’un frisson qui n’était pas celui du vent du Pont-Euxin, mais celui, plus intime, plus cruel, d’un feu invisible courant dans ses veines. La fièvre, cette bête muette, le saisissait et le conduisait à des confins où l’esprit, brusquement libéré de ses amarres, se croyait à la fois roi et prisonnier d’un royaume instable.

Allongé sur la couche grossière que lui avaient préparée ses hôtes barbares, il ne percevait plus que des lambeaux de sensations : l’odeur aigre de la laine mal lavée, le grincement lointain des charnières d’une porte qu’on referme, et, surtout, l’écho de sa propre respiration, soudain étrangère, comme si elle venait d’un autre corps placé à côté du sien. Alors, dans cet ébranlement du réel, le poète exilé sentit se lever, de la brume de son esprit malade, des visions qui semblaient faites du tissu même de ses vers oubliés.

Il revoyait Rome, mais Rome transformée : les colonnes du Forum n’étaient plus que des ossements dressés dans un désert, et les visages de ses amis d’autrefois se dissolvaient à mesure qu’il tentait de les saisir. Tibère, ou bien Auguste, il ne savait, se tenait sur un trône qui se dédoublait, se multipliait, et, de chacun de ses reflets, un regard de pierre le fixait avec une sévérité insoutenable. Plus Ovide voulait détourner les yeux, plus la figure de l’Empereur emplissait l’espace, jusqu’à devenir la voûte même de ce cauchemar : un ciel de marbre dur, pesant, implacable.

Puis le délire, comme pour l’arracher à cette oppression, lui offrit des images plus fluides : des ondulations marines, des rivières qui se perdaient dans des sables sans fin, et des visages féminins, les mêmes peut-être que jadis il avait chantés, mais désormais voilés d’une pâleur sépulcrale. L’un d’eux, surtout, s’approcha : était-ce Corinne, ou bien une autre ombre ? Ses lèvres remuaient, mais aucun son ne naissait. Dans ce silence chargé d’attente, Ovide crut entendre le bourdonnement d’ailes invisibles, comme si une armée de messagers s’apprêtait à le saisir pour le conduire plus loin encore, de l’autre côté de la souffrance, dans ce royaume où les mots perdent leur poids et leur musique.

À travers ces hallucinations, un instant, un seul, une lucidité l’effleura. Il se dit : « Je vais mourir ici, à Tomes, au bord de ce monde où Rome n’est qu’un souvenir… Et mes vers, que deviendront-ils, lorsque mes lèvres se fermeront pour ne plus s’ouvrir ? » Alors, dans la chambre étouffante, il tâcha de lever la main vers la tablette de cire qui gisait à côté de lui. Mais ses doigts, engourdis, ne purent qu’effleurer le bois froid. La tentative, dérisoire, fit jaillir une larme — non de douleur, mais de cette fatigue suprême où l’homme reconnaît que ses forces l’ont trahi.

Cependant la fièvre, capricieuse comme une mer tourmentée, recula légèrement, comme si elle lui concédait une trêve. Dans cette accalmie, Ovide crut percevoir, non plus les ombres déformées de son délire, mais la réalité la plus simple et la plus consolante : un souffle d’air nocturne glissant entre les fentes de la porte, portant avec lui l’odeur des herbes des steppes, âcre et vivifiante. Alors il se dit que peut-être, malgré l’exil, malgré la maladie, malgré la perte, quelque chose subsistait : la vie encore, fragile, offerte, à laquelle il devait s’accrocher, comme un naufragé s’accroche à un fragment d’épave.

Et il ferma les yeux, non pour mourir, mais pour tenter de dormir, et retrouver, dans le gouffre de ses songes, la force — ou l’illusion — de survivre.





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