L'Exil, roman (120)
La seconde nuit fut plus terrible encore, comme si la fièvre, en reprenant ses droits, avait décidé de l’arracher non seulement à son corps mais au monde des vivants. Ovide sentit que ses yeux clos s’ouvraient sur un autre espace : il n’était plus dans la cabane de Tomes, mais debout, vacillant, sur le rivage d’un fleuve noir. Un silence épais y régnait, troué seulement par le clapotement d’une eau trop lourde pour être de l’eau, et qui sentait la rouille et le sang.
Sur la rive, une barque s’approchait. Le passeur avait un visage recouvert d’un voile, et ses mains n’étaient que des ossements luisants. Ovide voulut reculer, mais déjà un souffle glacé l’avait poussé dans l’embarcation. Elle s’ébranla, et le poète vit défiler autour de lui des foules muettes, des cohortes de spectres, leurs orbites vides tournées vers lui comme pour lui reprocher d’être encore vivant. Il reconnut certains visages : un ami d’enfance, un poète qu’il avait envié, un esclave qui jadis avait croisé son regard dans les rues de Rome. Tous s’étaient figés en statues d’ombre.
Le fleuve franchi, il découvrit une plaine interminable, où s’élevaient des colonnes brisées semblables à celles de Rome, mais couvertes de mousse funéraire. Là, trois silhouettes se dressèrent : juges assis sur des trônes d’airain. Leurs voix résonnaient sans paroles, comme des coups sourds frappant le ciel. Ovide comprit qu’il comparaissait : non plus devant Auguste, mais devant Rhadamanthe, Minos et Éaque. Leur silence pesait plus que le tonnerre.
Il voulut plaider, expliquer son exil, son malheur, mais sa bouche ne laissait sortir que des fragments de vers, brisés, incompréhensibles. Les juges souriaient, et leur sourire découvrait des crocs de bêtes. Alors la terre s’ouvrit, et Ovide fut précipité plus bas encore, dans une caverne où régnaient des métamorphoses infinies.
Il y vit des hommes se changer en arbres noueux qui pleuraient de la résine brûlante, des femmes en statues de sel que léchait une pluie de flammes, des guerriers transformés en loups se dévorant les uns les autres. Chaque cri résonnait comme une antienne à ses propres Métamorphoses, mais désormais retournées contre lui : non plus célébration des caprices divins, mais supplice éternel d’une humanité broyée.
Et soudain, il comprit qu’il lui fallait descendre encore. Là, au fond du gouffre, une silhouette l’attendait : un roi sans visage, drapé de nuit, dont les mains portaient une couronne brisée. Était-ce Hadès, ou bien Auguste travesti en souverain infernal ? Ovide ne sut. Mais une voix — grave, sans timbre, qui semblait être la sienne et une autre à la fois — lui dit :
« Tu n’as pas été exilé à Tomes. C’est ici que tu es banni. Ici où nul vers ne résonne, où toute parole se décompose avant d’être entendue. »
Ovide voulut répondre, mais déjà ses lèvres se dissolvaient, sa langue devenait cendre. La panique le saisit, et dans un effort déchirant il chercha à remonter, à rejeter cette nuit étouffante. Alors la fièvre, comme un rideau qu’on tire brusquement, se retira : il se retrouva sur sa couche, trempé de sueur, haletant, avec pour seule certitude d’avoir vu ce qui attend les hommes après la mort.
Mais, au fond de lui, un frisson plus cruel que la maladie demeurait : et si son exil à Tomes n’était qu’une anticipation, un vestibule des enfers, où chaque jour n’était qu’une répétition de cette descente ?