L'Exil, roman (121)



Il est des soirs, songeait Ovide, où la steppe elle-même, cette plaine infinie, semble respirer comme une créature immense et triste. C’était un de ces soirs, et dans la lumière cuivrée qui s’éteignait lentement au-dessus de Tomes, il vit pour la première fois la jeune femme qui devait, sans qu’il le sût encore, introduire dans son exil l’ivresse la plus brûlante et la blessure la plus secrète.

Elle se tenait près du marché, entourée de deux esclaves scythes, et ses yeux, couleur de mer agitée, fixaient l’horizon avec une gravité si ardente qu’Ovide crut y lire non pas la résignation d’une captive, mais le souvenir d’une liberté encore intacte. On disait qu’elle était grecque, arrachée à une île lointaine par les pirates, ou bien barbare d’origine noble, donnée en otage lors d’un traité obscur. Mais quelle importance ? L’ambiguïté même qui entourait son nom et son destin la rendait plus envoûtante, comme une figure née d’un rêve.

Le poète, qui jusque-là n’avait connu dans l’exil que la sécheresse des jours et la morsure des vents, sentit soudain, à la vue de cette étrangère, la résurgence de tout ce qu’il croyait mort en lui : l’élan du désir, la ferveur des anciens chants, et ce trouble délicieux qui mêle la volupté à la douleur d’une impossibilité pressentie.

Leurs rencontres, d’abord rares et furtives, se transformèrent en un secret tissé de regards échangés, de paroles murmurées dans une langue mêlée de latin et de grec, où chaque malentendu se changeait en promesse. Ils se voyaient la nuit, près du fleuve, et l’eau, en reflétant leurs silhouettes, semblait consentir à devenir complice de cet amour défendu. Ovide, penché vers elle, retrouvait l’ardeur des Amores jadis écrits, et croyait respirer, dans ses cheveux, le parfum de Rome disparue.

Mais la passion, lorsqu’elle naît dans l’ombre, porte déjà en elle la menace de son propre châtiment. La jeune femme appartenait à un chef barbare, ou peut-être à un marchand grec influent — nul ne savait exactement — et cette incertitude même donnait à leurs rendez-vous un goût de péril. Un soir, elle vint à lui plus agitée qu’à l’accoutumée ; ses yeux, où la peur se mêlait à la tendresse, semblaient chercher dans les siens un refuge qu’elle savait illusoire. Elle murmura quelques mots qui ressemblaient à un adieu, puis, se jetant contre sa poitrine, elle lui confia qu’elle était surveillée, menacée, et que leur amour ne pouvait que finir dans le sang.

Ovide voulut la rassurer, évoqua des fuites possibles, des terres lointaines où, croyait-il, ils pourraient disparaître ensemble. Mais déjà il sentait, au fond de lui, que les dieux — ou ce que l’on appelle ainsi — n’accordent pas de seconde patrie à celui qu’ils ont marqué d’exil.

La fin vint brusquement. Une nuit, au lieu de son ombre fine qu’il guettait au bord du fleuve, Ovide aperçut seulement un groupe d’hommes armés, silhouettes farouches dont les torches jetaient des lueurs rougeâtres sur l’eau. On dit qu’elle avait été reprise, ramenée de force, et qu’elle avait crié son innocence, ou bien son refus — nul ne sut. Certains parlèrent de sacrifice, d’autres de trahison, comme si elle avait elle-même livré le secret de leurs rencontres pour sauver sa vie.

Ce qui est certain, c’est qu’elle disparut. Et Ovide, seul, resta longtemps au bord du fleuve, écoutant le clapotement monotone comme on écoute le ressac d’un rêve effondré. Il ne savait plus si elle avait été amante ou apparition, promesse ou mensonge, chair vivante ou mirage né de sa solitude. Ce doute, cruel et suave, devait le hanter plus que la certitude même d’une perte.

Et, dans le silence retombé, il se dit qu’il avait connu à Tomes, au moins une fois, non pas le bonheur — qui fuit — mais cette fièvre douce et terrible qui donne à l’âme le vertige d’exister encore.





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