L'Exil, roman (123)



Il avait, depuis des mois, ourdi en silence ce projet téméraire qui, comme une herbe frêle mais tenace, germait au creux le plus obscur de sa conscience : s’arracher à ce rivage hostile, à ces sables sans gloire ni mémoire, et reprendre, fût-ce au prix d’un risque insensé, le chemin des villes civilisées, de Rome d’abord, puis, par quelque détour indulgent des dieux, celui de la gloire retrouvée. Car Ovide, même dans l’amertume de l’exil, n’avait pas désappris le rêve ; et c’était ce rêve, fragile comme une coupe de cristal que le moindre souffle peut briser, qui l’avait conduit, par des nuits répétées, à descendre jusqu’au port misérable de Tomis, où des embarcations grossières, gonflées de goudron et d’odeurs de sel, attendaient le pêcheur ou le marchand.

Un soir enfin, lorsque le ciel, dilué dans l’ambre des dernières lueurs, semblait hésiter entre la clémence et la menace, il prit place dans l’une de ces coques chancelantes, confiée à la prudence d’hommes que l’or, plus que l’amitié, avait convaincus. Le ressac frappait déjà contre les flancs de bois, comme s’il eût voulu, par avance, prévenir du péril. Mais Ovide, la tête drapée dans sa cape sombre, regardait au loin, là où la ligne de l’horizon, fine et tremblée, lui promettait une délivrance aussi diaphane qu’incertaine.

Or, à mesure que la barque s’avançait dans l’épaisseur des eaux, quelque chose de trouble, presque d’inquiétant, se fit sentir. Le vent, qui jusque-là s’était montré complice, se déroba tout à coup, comme un convive que la honte ou la perfidie arrache soudain au banquet. Puis il revint, mais sous la forme d’un mugissement rauque, tordant les cordages, plaquant les voiles, et dressant sur l’océan de longues murailles mouvantes qui s’abattaient, l’une après l’autre, contre la barque désemparée.

Alors, dans la confusion des cris, dans le chaos des ordres avortés, Ovide crut discerner — et cette perception, qu’elle fût délire ou vérité, ne cessa plus de le hanter — qu’un des marins, au lieu de lutter, s’était approché de la proue, et d’un geste délibéré avait relâché un nœud, comme si la tempête, à elle seule, n’eût pas suffi. Était-ce là la main de Neptune, fidèle à Auguste, ou la main d’un homme acheté par l’or impérial ? Nul ne sut jamais. Mais le soupçon, insinué dans son esprit comme une vipère dans une corbeille de fleurs, y demeura à jamais lové.

La barque, disloquée, finit par revenir, non sans peine, vers le rivage qu’elle prétendait fuir. Et lorsque Ovide, ruisselant de sel, épuisé de lutte, les yeux rougis d’écume, posa de nouveau le pied sur cette terre qu’il abhorrait, il comprit que son destin, semblable aux navires que la houle ramène inlassablement à la même grève, ne pouvait s’arracher à ce cercle fatal. La mer elle-même, messagère des dieux ou complice des hommes, refusait à l’exilé la grâce d’une fuite.

Ainsi, l’espérance, qui un instant avait pris figure, se décomposa dans la nuit, et l’on eût dit qu’un rire amer — était-ce celui des flots, des traîtres ou de l’Empereur invisible ? — résonnait dans le vent, pour rappeler à l’infortuné poète que nulle tempête n’égale la fureur des puissants, et que l’exil, une fois prononcé, est une sentence plus solide que les murs de Rome elle-même.





Posts les plus consultés de ce blog

Les confessions de l'ombre

La revenante

L'Exil, roman (60)