L'Exil, roman (125)
Il me semblait, tandis que je rassemblais, dans la pénombre de la chambre close où j’avais dissimulé mes pauvres préparatifs, les quelques objets dont la légèreté devait être l’auxiliaire de ma fuite, que la nuit elle-même, plus attentive qu’un confident humain, avait recueilli mes projets, les avait enveloppés de son voile complice, comme si, lassée de servir de cadre à mon désespoir immobile, elle voulait désormais devenir l’horizon mouvant de ma délivrance ; et c’est peut-être parce que je lui prêtais, avec une ferveur un peu enfantine, ce rôle de gardienne et d’alliée, que je m’élançai vers elle, une fois l’heure convenue arrivée, avec ce mélange de terreur et d’espérance qu’éprouve celui qui franchit, à la fois dans l’espace et dans son propre cœur, la limite d’une existence.
Les chevaux, silhouettes tremblantes dans l’obscurité, m’attendaient comme s’ils eussent compris l’urgence et la noblesse de l’entreprise : je posai ma main sur leur encolure tiède, et le frisson qui parcourut leur chair fut pour moi comme une réponse muette, mais pleine de cette connivence instinctive qui unit les êtres voués à une même aventure. Je crus sentir, dans l’odeur âcre de leur souffle mêlé à l’humidité nocturne, le pressentiment du galop futur, et il me sembla que leurs naseaux, qui exhalaient par bouffées une vapeur blanche aussitôt dissoute, n’étaient pas seulement le signe de la vie animale, mais l’image visible de ma propre âme qui, depuis trop longtemps, retenait sa respiration et aspirait à la libération.
Lorsque nous partîmes, le sol dur, résonnant sous la frappe régulière des sabots, me parut d’abord se soumettre à ce rythme comme un tambour qui accompagnerait ma fuite de ses battements sourds ; puis, peu à peu, ce martèlement se confondit avec les pulsations de mon sang, et je ne distinguai plus ce qui, de mon corps ou du monde, appartenait au mouvement : tout s’ordonnait, se fondait dans une seule cadence emportée. Les buissons, les sentiers, les ruisseaux franchis d’un bond disparaissaient si vite qu’ils semblaient n’avoir été que les réminiscences fugitives d’un paysage jadis contemplé et qui, dans la vitesse de la course, se réduisait à la matière tremblée d’un souvenir.
Mais ce qui, au milieu de cette ivresse, introduisit bientôt la morsure glaciale de l’effroi, ce fut la perception, d’abord vague, puis chaque fois plus précise, d’un bruit derrière nous, non pas celui, familier, du vent qui s’engouffre, mais celui, plus mesquin et plus impérieux, de voix humaines, de torches qu’on élève et qu’on abaisse, comme si une volonté étrangère, inflexible, avait décidé que ma fuite ne serait pas l’acte d’un homme libre, mais la diversion momentanée d’un gibier poursuivi. Alors je compris que ce voyage, que j’avais revêtu du prestige d’un retour triomphal vers la patrie interdite, prenait, sous les yeux de mes chasseurs, l’allure dérisoire d’une battue nocturne, et que moi, Ovide, qui avais cru pouvoir me soustraire par la poésie de mon dessein au poids d’une condamnation, je devenais, dans l’implacable réalité de la traque, l’objet d’une capture.
Pourtant, tandis que les torches s’approchaient, que la voix rude d’un soldat barbare déchirait l’air de son timbre guttural où mon nom, mutilé, se déformait comme un écho mal transmis, je sentais, malgré l’angoisse, une étrange noblesse m’envahir : car si j’étais réduit à n’être qu’une proie, j’étais au moins la proie dont le désir d’évasion avait su, une nuit durant, transformer les chevaux en complices ardents, la forêt en théâtre vibrant, et mon cœur épuisé en tambour d’espérance ; et je pensais, alors que les collines promises de la Dacie semblaient s’éloigner au lieu de s’approcher, que peut-être, dans ce combat inégal entre le poète et l’empire, il y avait une grandeur à être vaincu avec éclat, comme il y en a à voir son image se dissoudre dans la mer sans jamais parvenir à la fixer.