L'Exil, roman (127)
Lorsque, ramené à la verticale par les mains qui, en me tirant par les bras liés, me contraignaient à une rectitude grotesque et douloureuse, je me vis engagé, sous la garde d’hommes taciturnes, dans ce chemin étroit que bordaient des ronces et des pierres humides, il me sembla que j’entrais dans une procession dont j’étais à la fois le pénitent et l’idole sacrifiée, procession nocturne où les torches, oscillant au rythme des pas des soldats, composaient, dans l’air épais, une suite de halos mouvants qui prenaient pour moi la valeur de souvenirs lumineux : chacun d’eux m’évoquait une salle du palais d’Auguste, un soir de banquet, un instant de gloire — et leur succession, au lieu d’illuminer mon présent, se plaisait à me rappeler ce que j’avais perdu, comme ces lanternes d’une fête passée qui brillent encore dans notre mémoire mais n’éclairent plus que l’ombre du temps aboli.
La corde qui me liait les poignets, en m’imposant une immobilité humiliante, avait du moins pour effet d’intensifier mes sensations, de sorte que chaque détail de cette marche forcée prenait dans ma conscience une ampleur démesurée : le craquement des herbes sèches sous les sandales des soldats, l’odeur âcre du cuir humide qui les vêtait, la morsure du vent qui, chargé de sel, me rappelait sans indulgence la proximité de cette mer que j’avais voulu franchir et qui m’avait rejeté. Ces riens, pour un autre, eussent été insignifiants ; mais pour moi, privé de liberté et condamné à une attention sans défense, ils composaient un tissu serré d’impressions dont la richesse, loin de m’apporter du réconfort, ne faisait qu’accroître la conscience aiguë de ma misère.
À travers les villages endormis que nous traversions parfois, je percevais, derrière les volets mal joints, le souffle des dormeurs, et il me semblait que, dans l’indifférence même de ce sommeil barbare, résidait une leçon cruelle : eux, ignorants de mon nom, de mes vers, de mes malheurs, reposaient paisiblement, étrangers au tumulte intérieur qui me dévorait ; moi, que Rome avait un jour célébré, j’avançais dans la nuit comme un criminel qu’on reconduit, et c’était peut-être dans cette inversion des rôles que se révélait la vérité la plus nue du monde : que la gloire n’est qu’un habit fragile, qu’un décret suffit à dépouiller, et que la vie commune, obscure et brutale, se poursuit avec une indifférence qui confond plus que la haine.
Parfois, un enfant éveillé par le passage des torches jetait un regard égaré sur notre étrange cortège ; et ce regard, encore chargé de sommeil, s’imprimait en moi avec une violence plus grande que celle des mains qui me tenaient, car il contenait à la fois l’étonnement, la peur et une curiosité naïve, comme si j’étais devenu, aux yeux d’un peuple qui ne me comprenait pas, une créature hors nature, un monstre de légende qu’on exhibe dans les ténèbres. Et je songeais qu’en effet, moi qui avais célébré les métamorphoses, j’étais désormais celui qu’on montrait comme une métamorphose vivante, non plus éclatante et divine, mais déchue et pitoyable.
La marche se prolongea, interminable, scandée par la cadence lourde des pas, par le souffle rauque des hommes et des bêtes qui les accompagnaient, par ce silence obstiné que je devinais plus redoutable encore que les paroles grossières : car il donnait à l’ensemble de notre déplacement le caractère d’un rituel inévitable, dont nul n’avait besoin de commenter le sens, puisqu’il s’imposait, dans sa simplicité brutale, comme une vérité plus ancienne et plus sûre que mes poèmes. Et moi, entraîné malgré moi dans ce défilé nocturne, je me découvrais, dans la honte et dans la fatigue, une aptitude insoupçonnée à contempler, jusque dans l’abaissement, la beauté terrible des choses : ainsi, dans l’éclat intermittent des torches, les ombres des soldats, démesurément allongées sur les talus, composaient une fresque mouvante qui, si elle n’avait été peinte de ma douleur, aurait pu me sembler belle.