L'Exil, roman (128)



Lorsque, après des heures qui me parurent moins le déroulement d’une marche dans l’espace que l’étirement douloureux d’un temps sans mesure, où chaque pas, résonnant contre la terre gelée, sonnait pour moi comme une cloche d’airain marquant non pas l’avancée mais l’inéluctable recul de toute espérance, j’aperçus enfin, au détour du chemin, les premières masures de Tomis, je crus d’abord que ce spectacle n’était qu’un mirage cruel, né du mélange de ma fatigue et de la lueur incertaine des torches qui, vacillant, semblaient tantôt exalter la réalité, tantôt la dissoudre dans une pénombre trompeuse. Mais bientôt les contours grossiers des toits, la fumée âcre qui montait des foyers, les silhouettes maladroites de quelques habitants éveillés par le tumulte, me confirmèrent que la fuite, au lieu de me reconduire vers Rome comme je l’avais rêvé, m’avait ramené, par un cercle ironique et fatal, à ce rivage que je n’avais jamais cessé d’abhorrer et qui, plus que l’éloignement, constituait le véritable supplice de mon exil.

Les soldats, qui jusque-là n’avaient parlé qu’entre eux, se redressèrent alors, et, comme pour donner au spectacle sa solennité de châtiment, accentuèrent la brutalité de leur geste, me poussant de l’épaule, me tirant par la corde, afin que je parusse à la fois plus coupable et plus pitoyable aux yeux de ceux qui, rassemblés dans l’ombre, attendaient de voir passer ce captif dont ils ne savaient pas même le nom véritable, mais dont l’allure suffisait à désigner qu’il appartenait à un monde étranger au leur, un monde que le décret d’un seul homme avait condamné à se dissoudre dans leur obscurité.

Je sentis sur moi, comme une pluie acide, les regards des femmes, des vieillards, des enfants — regards où se mêlaient la curiosité, la méfiance, une ironie instinctive aussi, comme si ma chute, incompréhensible dans ses causes, devenait pour eux la preuve que l’ordre du monde exige que celui qui monte trop haut finisse par choir. Et cette observation muette, plus douloureuse que les mains qui me tenaient lié, me fit comprendre que l’exil ne se réduit pas à la privation d’un lieu, mais à l’abolition d’une dignité dans le regard des autres.

Lorsque nous traversâmes la place, dont les dalles inégales se prêtaient mal au défilé, j’entendis derrière moi quelques éclats de rire, aussitôt réprimés par la gravité des soldats, mais qui suffirent à m’atteindre comme des flèches plus aiguës que celles de la guerre : car si le glaive mutile le corps, le rire brise l’âme en la montrant ridicule jusque dans son malheur. Alors je détournai les yeux, non pour échapper à ces rires, mais pour trouver, dans le ciel, quelque lueur qui pût me rappeler que Rome, invisible et lointaine, existait encore, et qu’elle contenait, immuable, ce que j’avais été. Mais la nuit, jalouse de ma pensée, ne m’offrit qu’un manteau uniforme, sans étoile, comme pour effacer jusqu’à l’idée même d’un ailleurs.

Enfin, on me fit entrer dans la demeure basse où l’on m’avait d’abord relégué. La porte, claquant derrière moi, m’apparut comme le battement d’une aile noire qui se referme sur une proie déjà épuisée. Et je compris, dans cet instant où la corde fut tranchée et où mes bras, libres à nouveau mais meurtris, pendaient avec une fatigue sans nom, que la fuite, loin de m’avoir ouvert la possibilité d’un retour, n’avait fait que renforcer les murs invisibles de ma captivité, puisque désormais j’étais surveillé non seulement par l’Empereur et par les soldats, mais par la rumeur, par le soupçon et par la mémoire même de mon échec.





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