L'Exil, roman (129)
Il m’arrivait, dans la solitude contrainte de cette demeure basse où l’on m’avait enfermé, de sentir en moi se lever, avec une lenteur presque voluptueuse, comme un voile que le vent soulève et déploie peu à peu, l’image de Rome, non pas telle qu’elle m’était apparue, éclatante, dans le tumulte des triomphes ou dans le marbre orgueilleux des forums, mais telle qu’elle s’était insensiblement déposée dans ma mémoire, par couches successives, avec la persistance entêtée d’un parfum qui, longtemps après le départ de celle qui le portait, continue de flotter dans la chambre. Et ce n’était pas tant la Ville que je revoyais que les nuances fugitives de sa lumière : la blancheur nacrée du matin, quand, depuis le Palatin, on voyait la brume se déchirer au-dessus du Tibre, la poussière dorée de l’après-midi qui, dans les ruelles étroites, enveloppait les passants d’un manteau presque sacré, la douceur violette du soir, lorsque les colonnes du Forum, baignées d’ombre et de feu, semblaient hésiter entre la pierre et la flamme.
Je me rappelais, avec cette acuité douloureuse que donne la perte, les voix des artisans, criant leurs marchandises dans le tumulte des marchés, et, mêlées à elles, les sonorités plus subtiles, plus choisies, des conversations mondaines, où chaque mot, chaque silence même, portait la marque d’un raffinement que je savais désormais à jamais absent de ce rivage barbare. Mais ce qui m’assaillait avec le plus d’intensité, ce n’étaient pas les lieux publics, ni même les fastes officiels, mais ces instants minuscules où l’âme, sans le savoir, goûte le bonheur et le retient à jamais : la promenade lente sous les portiques, le bruissement d’une étoffe effleurant la mienne, l’éclat d’un rire féminin qui, traversant la foule, s’arrêtait sur moi comme une flèche de lumière.
Et tandis que ces images, surgies de ma mémoire, se succédaient avec l’abondance capricieuse d’un rêve qui ne veut pas finir, je m’étonnais de constater qu’elles ne se présentaient jamais dans l’ordre que la logique aurait voulu, mais par rapprochements mystérieux, comme si la perte de Rome m’avait donné la clé d’un langage nouveau, où le souvenir d’une colonne pouvait éveiller celui d’un parfum, et celui d’un parfum convoquer la vision d’un regard, et ce regard enfin se décomposer en la simple couleur d’une pierre au soleil. Ainsi, c’était moins Rome que je reconstruisais que ma propre Rome intérieure, Rome de sensations et de correspondances, où je pouvais encore, malgré la distance, habiter.
Pourtant, à mesure que je prolongeais cette méditation, une mélancolie plus profonde s’insinuait en moi, car je savais que ces images, si vives fussent-elles, ne me rendaient pas la réalité perdue, mais au contraire me rappelaient, par leur intensité même, qu’elles n’étaient que des ombres, des substituts : ce que j’étreignais n’était plus Rome mais le souvenir de Rome, et dans cette substitution résidait toute l’amertume de l’exil. Car si l’on peut survivre sans pain, sans vin, sans repos, il est presque impossible de survivre à la certitude que tout ce que nous aimons le plus est désormais relégué dans le seul domaine de la mémoire.
Et je me surpris à songer, avec un mélange de tendresse et de cruauté envers moi-même, que peut-être l’exil, loin de me priver de Rome, me l’avait donnée d’une manière plus intime, plus profonde, puisque je la possédais désormais tout entière en moi, purifiée de ses contingences, réduite à l’essentiel, mais aussi, par cela même, plus douloureusement irréelle, comme une musique qui, à force d’être répétée dans la mémoire, finit par s’éloigner de la note et devenir pure nostalgie.