L'Exil, roman (130)
Or, à mesure que je laissais se dérouler devant moi ce cortège de visions, que l’esprit, dans sa complaisance douloureuse, convoquait avec l’insistance d’un musicien qui reprend sans cesse le même motif pour en éprouver à la fois la suavité et la torture, je sentais que ce n’était pas seulement Rome que je pleurais, mais le Temps lui-même, ce dieu insaisissable dont les caresses ou les cruautés nous échappent dans l’instant où nous les subissons, et qui ne nous livre leur vraie saveur que lorsqu’il s’est retiré, nous laissant le goût d’un fruit déjà mangé et d’une ivresse déjà dissipée.
Il me semblait, en évoquant ces après-midis romains où le soleil, au déclin, peignait sur les façades d’ocre et de marbre des reflets si tendres qu’on eût dit des promesses, que le temps d’alors ne se laissait pas seulement vivre, mais qu’il se donnait comme un avenir, une continuité assurée, la certitude que demain serait semblable à hier. Et je comprenais, dans le contraste cruel de mon présent, que ce que nous appelons le bonheur n’est peut-être que l’illusion d’une durée indéfiniment reproductible, la croyance enfantine que ce qui est doux aujourd’hui ne cessera pas de l’être demain. Ici, à Tomis, tout au contraire, le temps ne se déroulait plus : il se coagule, il se fige, il m’enserre comme un étau invisible où chaque heure, indistincte de la suivante, tombe avec la lourdeur d’une goutte qui, répétée à l’infini, devient supplice.
Et si j’essayais, dans une sorte de contresens héroïque, de me projeter vers l’avenir, je ne rencontrais pas l’espace accueillant où jadis se logeaient mes espérances, mais une muraille nue, impénétrable, sans fissure : il n’y avait plus de « demain », il n’y avait qu’une répétition éternelle de ce « maintenant » glacé. Ainsi le temps, qui à Rome me paraissait fluide comme une eau claire, se révélait ici dans sa cruauté essentielle : non plus un courant où l’on se baigne en oubliant son passage, mais une immobilité qui vous enferme, qui fait de chaque instant une prison close sur elle-même.
Et je me disais que peut-être la vraie fonction de la mémoire n’est pas de conserver le passé, comme nous l’imaginons, mais de nous donner, dans l’exil ou la souffrance, l’illusion d’un mouvement, une respiration dans l’immobile ; et qu’en ce sens, l’homme n’est pas tant prisonnier de son lieu que de son temps, puisque, même si l’on me rendait Rome, je ne retrouverais jamais le Rome que j’ai connu, mais seulement une Rome déjà altérée, étrangère à mes souvenirs, et que je comparerais toujours, avec injustice, au fantôme lumineux que je porte en moi.
Ainsi l’exil véritable ne réside peut-être pas dans ce rivage barbare où l’on m’a jeté, mais dans le temps même : car nous sommes tous, sans le savoir, des exilés de nos instants passés, condamnés à contempler, avec une ferveur inutile, les paysages intérieurs que nous avons traversés et que jamais nous ne pourrons fouler de nouveau.