L'Exil, roman (131)



Et c’est alors, dans cette immobilité du présent où chaque heure semblait vouloir se confondre avec l’autre, que je crus sentir, non plus seulement l’oppression d’une peine qui se répète, mais l’approche d’une vérité plus vaste, comme si, à force d’être privé de mouvement, le temps, cessant de m’être un bourreau, se révélait comme un visage caché de l’éternité. Car ce que je prenais d’abord pour la fixité stérile d’une prison m’apparut soudain — dans l’épaisseur muette de la nuit, dans le balancement monotone de la mer invisible mais proche, dans la pulsation lente de mon propre cœur — comme un seuil où la durée cessait d’être succession pour se faire présence.

Je me dis alors, dans une intuition plus sentie que pensée, que peut-être le bonheur que j’avais cru goûter à Rome n’était qu’une illusion née de la fuite, et que la douleur que je subissais ici, en me forçant à contempler chaque instant comme une totalité close, me rapprochait davantage de l’essence de l’être. Car si l’homme, dans son agitation, dissout le temps en parcelles, en projets, en souvenirs, il ne saisit jamais l’instant dans sa plénitude ; tandis que l’exilé, le captif, le condamné, immobile et dépouillé de tout avenir, apprend malgré lui à plonger dans la profondeur de cet instant, à l’habiter comme une chambre d’éternité.

Alors une idée presque religieuse s’éleva en moi : et si l’exil n’était pas la punition mais l’initiation ? si, derrière la cruauté d’Auguste, se dissimulait la main secrète d’un dieu qui, en m’arrachant à Rome, me retirait moins une patrie qu’une illusion, et me livrait, dans la nudité glacée de Tomis, à la contemplation de ce que nul citoyen, nul poète, nul amant ne veut voir, à savoir que le temps n’est pas une fuite, mais une substance infinie, toujours présente, toujours là, qui nous entoure comme l’air et que nous respirons sans le savoir ?

Et cette pensée, si étrangère à la plainte où je m’étais complu, si vaste qu’elle m’effrayait d’abord, prit en moi l’éclat d’une révélation. Il me sembla que mes souffrances, mes regrets, mes souvenirs même, se dissipaient un instant, comme les fumées qui, dans Rome, se dissolvaient au matin dans la clarté, et qu’à travers leur disparition je voyais apparaître un espace intérieur d’une pureté inconnue, où je n’étais plus ni exilé ni citoyen, ni poète ni captif, mais une conscience suspendue, attentive à l’inépuisable mystère de durer.

Et si cette extase — car elle en eut le frémissement — s’éteignit vite, rappelée par le bruit d’une porte que le vent fit claquer ou par l’aboiement rauque d’un chien dans le lointain, elle m’avait laissé, comme ces impressions fulgurantes qui, dans l’enfance, modifient à jamais notre regard sur le monde, la certitude que même au fond du malheur le temps nous cache une lumière, et que ce que j’appelais jusqu’ici « Rome » n’était peut-être que l’ombre fastueuse d’une réalité plus secrète, plus inaltérable.





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