L'Exil, roman (91)



La trirème fuyait comme une flèche d’or arrachée à l’arc d’Apollon. La mer, ce soir-là, n’était pas une alliée mais une ennemie sourde, au souffle rauque et aux griffes d’écume. Ovide, drapé dans son manteau déjà trempé de sel, se tenait à la proue, les yeux fixés sur l’horizon qu’il savait pourtant trompeur.

Depuis les quais d’Actium, il avait embarqué presque en secret, comme un proscrit qu’on cache aux regards trop compatissants. Rome l’avait chassé, et la mer était sa route vers le néant. Mais la mer, capricieuse, ne supporte pas qu’on l’emprunte sans qu’elle exige son tribut.

Le vent tourna. Un mugissement éclata des flancs invisibles de l’Adriatique, et la voile claqua comme un étendard déchiré. Les rameurs, torses nus, haletaient sous la pluie qui déjà tombait à verse. Le capitaine, un Dalmate à la barbe nouée de sel, cria des ordres que le tumulte engloutissait aussitôt.

Alors commença la tempête.

Les flots bondissaient comme des bêtes indomptées, cognant la coque avec la rage d’un troupeau lancé contre une palissade. Le navire se cabrait, plongeait, se redressait encore, comme une monture affolée. Ovide, serré contre la figure de proue, se répétait des vers pour ne pas céder à la panique, mais ses mots se dissolvaient dans le fracas.

Un éclair fendit la nuit. Dans cette blancheur éphémère, il distingua, loin sur bâbord, la silhouette hurlante d’un autre navire — galère basse, longue, griffée d’un éperon de bronze. Une voile noire y pendait, énorme aile de chauve-souris. Les pirates.

À la fureur des vagues s’ajoutait désormais la menace des hommes. Le cri de l’alerte jaillit sur le pont ; des arcs furent tendus, les pointes d’acier luisant d’eau et de lumière. Les bandits, slaves ou ciliciens, profitaient du chaos : la tempête dispersait les routes comme les brebis d’un troupeau, et leurs dagues, dans ce désordre, trouvaient des proies faciles.

Le choc fut brutal. Le navire pirate, profitant d’un creux, enfonça son éperon contre le flanc de la trirème. Le bois craqua, hurla, éclata en gerbes d’échardes. Les hommes basculèrent, certains dans l’abîme, d’autres sur le pont. Une lutte au corps à corps s’engagea, haletante, désespérée. Les lames sonnaient, se perdaient, se retrouvaient dans les torses. L’eau mêlait le sel au sang.

Ovide, ballotté comme une poupée, sentit une main glaciale s’abattre sur son épaule : un pirate au torse scarifié, la bouche pleine de cris barbares. D’un geste de désespoir, le poète lui planta dans la gorge le stylet qu’il portait pour ses tablettes de cire. L’homme s’effondra, et Ovide recula, tremblant, la main rougie de ce meurtre involontaire.

Puis ce fut la déchirure finale. La trirème, éventrée, céda aux gouffres. Le capitaine cria d’abandonner, de gagner les épaves, les madriers flottants, tout ce qui pouvait tenir un souffle d’homme hors de la noyade.

Ovide, rejeté dans l’écume, battit des bras avec la rage d’un naufragé qui ne veut pas encore mourir. La mer engloutit ses bagages, ses rouleaux de vers, sa dignité de patricien. Mais une planche se présenta sous sa main, providence de bois à la dérive. Agrippé, pantelant, il se laissa bercer par la furie, persuadé qu’il allait rejoindre les ombres avant l’aube.

Et pourtant, au premier matin, quand la mer se fit moins lourde, il vit paraître à l’horizon une côte grise, hérissée de falaises. Tomis, peut-être, ou quelque rivage inconnu. L’exil, toujours. La mer, complice des dieux cruels, l’avait sauvé, non pour l’épargner, mais pour prolonger son supplice.





Posts les plus consultés de ce blog

Les confessions de l'ombre

La revenante

L'Exil, roman (60)