L'Exil, roman (95)
Le navire avançait, à peine, comme s’il cherchait à se dérober à lui-même. Chaque escale n’était qu’un répit bref, une suspension du temps dans des villes où l’air sentait l’algue et la rouille, et où les cris du marché se muaient en hostilité dès qu’un nom, le sien, venait à être prononcé.
Ovide, l’ennemi de César.
La rumeur voyage plus vite que le vent marin. Elle s’infiltre dans les tavernes, les temples, les halles où se pèsent les ballots d’ivoire ou de blé. Et l’homme qui en porte le poids doit se faire ombre, se terrer dans la cale comme une cargaison indésirable.
À Chios, il vit la foule se resserrer, comme un filet qui se noue. Les voix hurlaient : traître, corrupteur, complice des dieux obscurs. Il aurait été lapidé si les mercenaires thraces qui l’accompagnaient n’avaient tiré leurs lames. Le sang d’un marchand coula sur les pavés — et dans la stupeur de ce sang, Ovide fut poussé vers la mer, rejeté comme une épave.
Les mercenaires — silhouettes de bronze et de cicatrices, leurs yeux pleins d’une fidélité brutale — n’étaient pas compagnons par amitié. Ils savaient que protéger un proscrit pouvait rapporter plus qu’un contrat. Pourtant, dans la nuit du voyage, Ovide partageait avec eux le vin épais, les histoires rugueuses de batailles perdues, et, dans l’intervalle des récits, un silence fraternel naissait. Un silence qui valait parfois plus que la parole.
Les marchands, eux, calculaient. Chaque geste, chaque sourire, une mise en gage de profit. À Rhodes, l’un d’eux dénonça sa présence aux autorités locales, espérant gagner quelque faveur auprès de César. Ovide se souvint du visage : pâle, triangulaire, luisant d’une avidité tranquille. Mais dans la même ville, une femme, veuve d’un banquier ruiné, lui offrit un abri pour la nuit. Son regard, lorsqu’elle le quitta, semblait lui dire qu’elle avait reconnu en lui non l’ennemi de César, mais l’éternel banni que tous portent en eux.
Il y avait aussi les autres exilés : un philosophe stoïcien, vieillard qui ne parlait qu’en maximes, et un voleur puni pour sacrilège, jeune encore, la peau tatouée de signes impies. Tous sur ce navire sans patrie. À mesure que les jours s’allongeaient, Ovide sentait leur destin se mêler au sien, comme si l’exil tissait une fraternité nouvelle, indécise, bâtie de trahisons et de secours imprévus.
Chaque port est un jugement, songeait-il.
Et dans ce jugement, il entrevoyait une loi plus vaste que celle de César : loi de flux et de reflux, où l’homme n’est que sable mouvant.
Le navire reprit la mer. La côte s’effaçait, les voix se taisaient. Dans le roulis nocturne, Ovide ferma les yeux.
Il ne savait pas encore qui, parmi ces compagnons, deviendrait l’ami véritable, ni qui, au moment venu, lèverait le poignard de la trahison. Mais il savait que la mer, elle, ne trahit pas : elle absorbe, elle efface, elle recommence.