L'Exil, roman (96)
Le vent soufflait de la mer Noire avec une âpreté hivernale. Il charriait du sel, de la poussière et parfois des cris de mouettes qui se perdaient dans les bourrasques. Les maisons de Tomis, bâties à la hâte, faites de bois, de torchis et de pierre grossière, semblaient se tasser les unes contre les autres comme pour se défendre d’un ennemi invisible. La palissade de pieux, hérissée, penchait par endroits, et l’on y avait récemment ajouté des renforts maladroits. Chaque soir, des sentinelles, choisies parmi les citoyens eux-mêmes, se tenaient près des portes, les yeux fixés sur l’horizon des steppes.
Ovide, enveloppé dans un manteau de laine épaisse qui n’arrêtait pas le froid, marchait dans les ruelles boueuses. Il observait cette cité où il devait finir ses jours, loin de Rome, loin des marbres polis et des jardins parfumés. Ici, les visages étaient fermés, tannés par le vent, marqués par la peur. Les enfants eux-mêmes se taisaient dès que leurs mères les regardaient. Chaque bruit extérieur — hennissement, cliquetis de métal, aboiement — faisait tourner les têtes.
Dans la place du marché, quelques hommes s’étaient rassemblés. Leur langue rude et gutturale résonnait, mêlée parfois au latin que tous parlaient plus ou moins. Le chef de la garnison, un vétéran au visage balafré, expliquait avec des gestes brusques :
— Les Gètes rôdent encore à deux journées de marche. Ils n’attendront pas le printemps. Ils connaissent nos faiblesses.
Un vieillard, courbé, répliqua d’une voix chevrotante :
— Nous n’avons ni murailles solides, ni troupes suffisantes. Nos récoltes sont maigres, nos greniers presque vides. Comment résisterons-nous ?
Un silence pesant suivit. Chacun baissait les yeux, comme si l’aveu de leur misère faisait plus mal que la menace des barbares.
Ovide, témoin muet, ressentit un frisson qui n’était pas seulement dû au froid. Lui, l’homme des fêtes, des vers légers, des élégies d’amour, se trouvait soudain plongé dans un monde où l’on parlait de survie et de mort. Il observa les hommes : leurs mains calleuses, leurs armes usées, leurs regards durs. Dans cette atmosphère de frontière, chaque existence paraissait suspendue au prochain assaut, au prochain raid.
La nuit venue, il regagna sa demeure pauvre, près du rivage. Par la fenêtre, il voyait les torches des sentinelles danser au sommet des palissades. La mer grondait, et il lui sembla qu’elle partageait la même inquiétude que les habitants de Tomis. Allongé sur sa couche, il pensa à Rome, à l’Auguste lointain qui l’avait condamné à cette marge du monde. Mais plus fort encore que la nostalgie, il sentait grandir en lui une étrange fascination : ici, tout était fragile, chaque jour pouvait être le dernier. Et dans cette fragilité, il entrevoyait une vérité que la splendeur de Rome lui avait toujours cachée.