L'Exil, roman (98)
Cette fois, ils vinrent sans prévenir.
Il n’y eut ni torches lointaines, ni rumeurs d’horizons. Juste, soudain, les chiens qui hurlèrent, et aussitôt les cris, le fracas des sabots, les flammes qui s’élevèrent d’une grange hors des palissades. Les habitants se réveillèrent dans la confusion. Femmes et enfants couraient dans les ruelles étroites, bousculant les jarres, renversant les paniers. Les hommes tâtonnaient pour saisir leurs lances, leurs arcs, tout ce qu’ils pouvaient trouver.
Les barbares franchirent la palissade comme si elle n’avait été qu’une clôture de jardin. Les pieux craquèrent, les planches cédèrent, et les Sarmates — hauts sur leurs chevaux, manteaux de peaux battant au vent, visages peints de traits noirs — se répandirent dans les rues. Ils hurlaient, brandissaient des épées recourbées, et le vacarme de leurs sabots emplissait toute la cité comme un tonnerre.
Ovide, éveillé en sursaut, n’eut que le temps de se jeter derrière la porte de sa maison. Par l’entrebâillement, il vit un cavalier saisir une femme par les cheveux et l’arracher à son seuil, tandis qu’un autre renversait un vieillard d’un coup de lance. Les cris étaient si nombreux qu’ils formaient une seule clameur indistincte.
Sur la place, les hommes de Tomis, une trentaine, s’étaient regroupés. Ils opposaient leurs boucliers usés, frappaient de leurs piques. Le vétéran à la balafre commandait, la voix rauque, jetant des ordres avec l’énergie du désespoir. On combattait à la lueur rouge des flammes, dans une fumée suffocante. Chaque coup porté paraissait inutile : les cavaliers revenaient, plus nombreux, plus lourds, frappant de haut.
Ovide, malgré la peur qui paralysait ses membres, sortit de sa cachette, attiré par le tumulte. Ce qu’il vit lui donna la nausée : un enfant piétiné, une femme qui se débattait encore sous un cavalier, des corps épars dans la boue. Le poète romain, qui avait jadis chanté les fêtes et les amours, contemplait maintenant une vérité nue : l’homme, lorsqu’il est traqué comme une bête, se change lui-même en bête.
Le combat dura jusqu’à l’aube. Quand enfin les cavaliers se retirèrent, emportant avec eux butin, bétail et captifs, Tomis n’était plus qu’un amas de fumée, de sang et de cendres. Le vent marin dispersait les flammes mourantes, et les survivants, hagards, s’asseyaient à même le sol, incapables de parler.
Ovide resta longtemps debout, les yeux fixés sur l’horizon d’où les cavaliers s’étaient effacés. En lui naissait une certitude : son exil n’était pas seulement une punition politique, mais un plongeon dans le gouffre de l’humanité la plus nue, la plus douloureuse. À Rome, on discutait de lois, de poèmes, de fêtes ; ici, il n’y avait que la guerre, la peur et la mort.